jeudi 8 septembre 2011

Karine Tuil gagne au jeu de la vérité

Dans La domination, son précédent roman, Karine Tuil avait construit une trame subtile dont les éléments renvoyaient les uns aux autres avec une redoutable efficacité. L’écrivaine à qui un éditeur plus prédateur que séducteur commandait un livre sur son père récemment décédé se dédoublait dans deux textes parallèles. Le jeu complexe et pervers basé sur la manipulation et le dévoilement des secrets installait ses règles floues comme des évidences.
Six mois, six jours est, au premier abord, et malgré quelques points communs, plus simple. Seules les brèves interventions, sous forme de citations, de différents personnages, cassent le rythme du récit principal, monologue à flux tendu d’un témoin capital. Les dernières pages, quant à elles, donnent la parole à celui qui, tout au long du récit, en a été écarté. Pour finalement apparaître comme le plus intéressant de tous les protagonistes.
Le vieil homme qui se confie à une femme chargée d’écrire un livre sur la famille Kant s’appelle Karl Fritz. A 78 ans, il a gardé toutes ses facultés intellectuelles, d’autant plus facilement peut-être qu’il n’a pas connu la faiblesse d’aimer. Dit-il, du moins… Car les contradictions ne manqueront pas dans son discours.
Habité par une certaine véhémence, il a en tout cas décidé de tout dire, serait-ce dans le désordre, et de jeter bas les clichés flatteurs qui abondent sur cette riche dynastie allemande dont le passé déplaisant resurgit soudain, suite à une sombre histoire d’extorsion de fonds. Pour un motif qui pourrait être encore bien plus sombre.
Six mois, six jours, c’est le temps qu’il aura fallu à Herb Braun pour détruire la réputation de Juliana, héritière des Kant, par la séduction et le chantage. Comment cette femme à la morale rigide a-t-elle été conquise par le plaisir? Karl Fritz n’a toujours pas compris. Mais les faits sont là, et ils sont têtus. Expliqués par un complice de Herb Braun: «Aux enquêteurs qui l’écoutaient comme s’ils prenaient la déposition la plus importante de leur vie, il confia que Braun s’était donné six mois pour détruire Juliana Kant, sans violence physique, sans crime…» 
Le délai n’a pas été fixé par hasard, et peu importe s’il a fallu six jours de plus. Six mois, c’était le temps qu’il fallait pour mourir au camp de Stöcken, où une usine de la famille Kant faisait, pendant la guerre, une utilisation très audacieuse et très lucrative des ressources humaines… Dans ce qui ressemble parfois à un délire tant les faits sont énormes, Karl Fritz remonte l’histoire des Kant comme on grimpe une pente escarpée – avec le soulagement qui accompagne l’arrivée au sommet. Il raconte les grandes et les petites turpitudes, les alliances politico-économiques qui débouchent sur une participation à l’Holocauste, qui passent par un divorce, un mariage avec Goebbels en présence de Hitler et le reniement d’un père nourricier et aimant dont le seul défaut, mais de taille, était d’être juif.
Roman radical par sa forme autant que par son sujet, Six mois, six jours brasse des horreurs. Sur le ton d’une ironie colérique par laquelle le narrateur fait passer toutes les informations. Longtemps homme de confiance des Kant, il connaît tous leurs secrets, jusqu’aux plus terribles. Arrivé presque au terme de sa vie, désavoué par ceux pour qui il avait tout donné, il prend un malin plaisir à retarder les moments de vérité. Mais il y arrive toujours, finissant par mettre en lumière la place discrète mais essentielle de ce père juif rejeté par sa fille, et qui prendra la parole en dernier lieu.

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