lundi 17 octobre 2011

Tristan Garcia et son chimpanzé civilisé

Pour éclaircir ce qui restait obscur dans la lecture, il faudra attendre les dernières pages du deuxième roman de Tristan Garcia: «Un être humain a toujours le dernier mot», c’est le titre d’une sorte de postface écrite par Janet, personnage omniprésent dans tout ce qui précède et dont le rôle apparaît finalement assez différent de celui que lui faisait jouer un narrateur inhabituel. Doogie est un chimpanzé mâle surdoué. Il revient d’avoir visité les stations orbitales où se sont installés beaucoup d’humains après que l’Afrique et une grande partie des campagnes sont devenues inhabitables. Sa mission: promener partout son numéro de singe savant afin de prouver l’intérêt des recherches menées par Gardner Evans – le père de Janet – et d’obtenir des financements pour la survie du zoo qui est la seule oasis de civilisation dans un continent africain rendu à la nature. Au retour sur terre, la navette Charles Beagle s’écrase quelque part dans l’ouest du continent et Doogie se retrouve seul.
Livré à lui-même, il raconte. «C’est la Jungle, Doogie, je me suis dit. J’ai reniflé en m’apercevant d’un peu de sang qui avait séché sur mon poignet, j’ai eu peur et je me suis souvenu de la folie méchante de John combien bêtes sont les bêtes des animaux de la Nature. J’ai frissonné: quelle chance d’être tombé sur le rivage, merci l’eau qui roule qui m’a porté jusqu’ici comme un bout de bois.» 
Comment parlent les singes? Pas ainsi, de toute évidence. D’ailleurs, quand il se trouvera devant d’autres animaux de la même espèce, Doogie éprouvera bien des difficultés à nouer un échange – sinon sexuel, après bien des hésitations puisqu’il a appris la retenue, la pudeur et ne se sépare pas volontiers de son slip XXL. Mais ce chimpanzé a hérité du langage que lui attribue Tristan Garcia. Et il faut saluer la performance qui consiste à tenir, pendant plus de trois cents pages, une écriture totalement fabriquée, destinée à traduire avec des moyens limités une pensée non humaine. Ce langage est étrange et nous est même en partie étranger. S’il utilise, pour l’essentiel, un vocabulaire connu, il met la syntaxe cul par-dessus tête. Et peut provoquer un phénomène de rejet. L’auteur a pris le risque. Il a bien fait: après quelques pages, les mots chantent d’une manière inédite.
Mémoires de la jungle n’est pas seulement, on s’en doute, un exercice de style. Culture et nature s’y retrouvent dans l’antagonisme fécond qui a inspiré tant de créateurs. Doogie, élevé comme un petit d’homme en compagnie de Donald, le frère de Janet, n’a jamais appris à utiliser les réflexes de survie nécessaires dans «la Rnature», comme le dit un perroquet aux mille (fausses) couleurs. Quand il se souvient de la vie d’avant son voyage et l’accident qui l’a conclu, Doogie retient l’idée du Paradis, grâce surtout à Janet dont il était amoureux et vers laquelle il tente de revenir dans un voyage plein de périls.
On pense bien entendu au roman de Pierre Boulle, La planète des singes. Sinon qu’il n’y a pas ici de renversement de la domination et que Tristan Garcia utilise, en les prolongeant, des expériences déjà anciennes sur l’apprentissage du langage par les primates. On pense aussi, peut-être à cause de la brève présence d’une «ferme des animaux», à l’ouvrage de George Orwell, fable animalière inspirée du fonctionnement de l’URSS. Mais de quelle société s’inspirerait Mémoires de la jungle? Une société possible «dans un avenir pas si lointain», seule précision – peu rassurante – fournie dans le texte.

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