mardi 8 mai 2012

DBC Pierre mondialise à tout va

Bunny et Blair Heath ont vécu trente-trois ans longtemps ensemble. Assez pour nourrir de la haine l’un pour l’autre. Trop pour être capables de se passer l’un de l’autre. Frères siamois séparés sur le tard par des services sociaux britanniques en voie de privatisation, ils sont lâchés dans la vraie vie, ou ce qu’on appelle ainsi, sans grandes précautions. Et engagés par un homme d’affaires douteux dont la fortune repose entre autres choses sur le recrutement de filles à l’Est. Parmi celles-ci, Ludmilla, paysanne caucasienne d’une grande beauté et d’un sacré caractère, rendue mentalement forte par la vie, n’a jamais rêvé d’Internet pour sortir de son bourbier pilonné par des armées en guerre. D’autres y ont pensé pour elle…
DBC Pierre, lauréat du Booker Prize 2003 (Le bouc hémisphère) ne craint pas l’excès. Jusque dans le choix de son pseudonyme, puisque DBC s’interprète « Dirty But Clean ». Il lance ses personnages déchus dans la grande aire de jeu de la mondialisation sexuelle. Aucun d’entre eux n’y est prêt, bien entendu. Ce qui ne les empêche pas de rêver. Entre l’Angleterre et le Caucase, les échanges ne peuvent reposer que sur l’argent. Encore celui-ci n’achète-t-il pas tout, contrairement aux idées simples dont ont été pourvus les jumeaux avant leur arrivée.
Avant d’en arriver à la grande confrontation qui termine presque le livre – avant une fin en forme d’épilogue ouvert –, les dés sont lancés au hasard d’un parcours digne d’un jeu de l’oie particulièrement pervers. Le romancier avance sournoisement ses pions sur les cases les plus piégeuses et regarde en ricanant comment ils s’en sortent ou ne s’en sortent pas. Une belle énergie les anime pourtant, parfois encouragée par des aides artificielles – l’alcool souvent, puis une mystérieuse poudre qui doit être un croisement entre le Viagra et la potion magique du druide Panoramix. Cette énergie ne suffit pas toujours à éviter les ennuis qui s’accumulent en une malencontreuse succession d’événements.
En attendant Ludmilla est un formidable divertissement où l’imagination occupe une place importante. Mais cette imagination s’inspire d’un univers si proche du nôtre que le roman est aussi une photographie très sombre de l’époque. Où, au prétexte que tout est possible à qui veut bien l’entreprendre, les manipulateurs les plus habiles sont les seuls à tirer leur épingle du jeu. Tandis que les pions, qu’ils déplacent sur un jeu de l’oie dont ils ont fixé les règles sans les fournir aux joueurs, prennent les coups au passage. Il y a de quoi rire autant que de pleurer dans ces pages emplies de scènes tragiques et de moments comiques. Deux ingrédients qui rassemblent les ressorts les plus fatigués de l’information, et qui retrouvent ici une nouvelle vitalité, grâce à l’improbable rapprochement de personnages qui n’avaient rien pour se rencontrer. Et qui, d’ailleurs, auraient peut-être mieux fait de s’éviter.
En attendant Ludmilla est aussi un roman inclassable. Tant mieux.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire