dimanche 24 juin 2012

La modernité et ses fausses pistes

L’Oulipo ne serait qu’une caisse de résonance pour jeux littéraires dérisoires si ses membres n’étaient aussi de véritables écrivains. Sous l’ombre tutélaire de Raymond Queneau ou de Georges Perec s’épanouissent ainsi des textes soumis à des contraintes pas toujours visibles, mais que l’on devine à l’œuvre dans Chamboula, où Paul Fournel pose, en riant sérieusement, des questions graves et contemporaines.
Le Village Fondamental était heureux sans le savoir, entre son Chef qui donnait les plus grosses claques, Chamboula dont la beauté faisait rêver tous les hommes et les ancêtres qui occupaient le sous-sol. Dans le cycle des saisons, la famine et la mort n’étaient que des événements sans importance. Puisque les vivants restaient vivants encore un peu.
Un jour arriva le réfrigérateur. Ensuite, le téléviseur. Dans la foulée, le Blanc du service après-vente, illico baptisé SAV, c’était écrit dans son dos. Ainsi s’introduit, subrepticement, la modernité dans une société qui n’avait rien demandé à personne, et surtout pas d’évoluer.
Voici le rêve du confort offert sur catalogue, le mirage de la ville posé devant les yeux et, pour l’ambitieux SAV, la manne du pétrole surgie du territoire des ancêtres. Sacrilège ! Mais le respect s’est rapidement perdu, les valeurs se sont écroulées. Il ne resterait plus rien du monde ancien si Chamboula n’avait toujours la plus belle paire de seins, la plus belle paire de fesses du monde. Et la tête sur les épaules, quoique parfois poussée par une autre partie du corps quand elle décide de tâter du Blanc. Un moment d’égarement…
Toujours est-il que Chamboula se révèle posséder, outre la beauté, la sagesse. Ce qui lui vaut, probablement en hommage à ces deux qualités, de donner son titre au roman.
Face à cette figure de la stabilité (ou presque), Boulot, comme on appelle le premier jeune du Village Fondamental à avoir été engagé par SAV, est l’élément mobile par excellence. Il est prêt non seulement à apprendre mais aussi à chercher ailleurs l’essence même d’un progrès qui, chez lui, semble apporter surtout la désolation.
On vous raconte ça comme si Chamboula était construit à la manière d’un récit classique avec un début, un milieu et une fin. Un début, oui. Une fin aussi. Entre les deux, les choses se compliquent. Quand Boulot monte en passager clandestin dans le train d’atterrissage d’un avion pour gagner la France, la scène se reproduit presque à l’identique un peu plus loin. Tout est dans le « presque » : des variations commencent à se produire dans le scénario, des éléments d’incertitude entrent en jeu et plusieurs pistes s’ouvrent devant le lecteur, comme autant de pièges posés par le romancier.
Toutes les hypothèses sont plausibles et plaisantes. L’écrivain pose ses cailloux, par séquences de deux pages en moyenne. Nous les suivons, puisque le charme de l’écriture opère au rythme d’un sautillement cocasse. Curieusement, nous ne nous égarons jamais. Peut-être parce que Chamboula est toujours là. Ou parce que le plaisir est tel qu’il aiguise l’attention.
Un tour de force et un moment de bonheur.

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