vendredi 28 septembre 2012

Les entretiens de la rentrée : Avraham B. Yehoshua

Avraham B. Yehoshua est un romancier israélien qui a déjà écrit quelques romans de grande qualité - je pense par exemple au Directeur des ressources humaines. Sa façon d'envisager la société où il vit nous éclaire sur elle, d'autant mieux que nous en sommes éloignés. Car l'actualité a beau revenir sans cesse à son pays, elle ne dit pas en profondeur comment les gens fonctionnent les uns avec les autres, ou les uns contre les autres, y compris dans les aspects d'un conflit qui semble revenir sans cesse dans les articles et les émissions. Une Rétrospective, voilà un bon moment pour envisager les choses avec un peu de recul, quand bien même il faut bien ensuite revenir au présent. J'en avais parlé par téléphone avec le romancier avant la sortie de son livre, et quelques-uns de ces propos (dont voici l'intégralité) sont parus dans Le Soir.
L’idée d’une rétrospective, même si le personnage est cinéaste et pas écrivain, est une belle idée de roman puisque cela permet de jeter un regard rétrospectif sur une vie. Était-ce votre idée au point de départ ?
Oui. Ce n’est pas quelque chose de très personnel, même si ce l’est par certains aspects. Je ne voulais pas écrire un livre sur un écrivain, il y en a des centaines. J’ai pensé que si je voulais analyser les forces, les composantes de la création artistique, il valait mieux le faire à travers le cinéma. Cela me permettait de faire la différence entre le cinéaste et le réalisateur ou le metteur en scène, les comédiens, les photographes, entre lesquels se crée une dynamique, un dialogue.
Vous faites partir un écrivain israélien juif, pas très religieux il est vrai, vers un haut lieu de pèlerinage catholique. Pourquoi ?
Pourquoi pas ? Le catholicisme est une religion que je respecte et qui a fait énormément pour l’art : la peinture, la musique, la sculpture, la littérature aussi. Et même le cinéma. Comme la question des relations entre le judaïsme et l’art me préoccupe, parce qu’il y a une absence de religieux qui soient aussi de grands artistes, je me suis tourné vers le catholicisme pour avoir une idée de la manière dont le judaïsme pourrait être domestiqué, si je puis dire, par l’art.
Dans cette confrontation avec une religion qui n’est pas la sienne, Yaïr Mozes est amené à se confesser. C’est une idée assez curieuse…
Oui, mais il ne fait pas une confession réelle. Il joue avec la confession, il essaie ça… Quand j’entre dans une église, je vois le confessionnal et je me dis toujours que c’était le début de la psychanalyse. (Ma femme est psychanalyste.) Le rituel de la confession, dans lequel on ne voit pas le visage du prêtre, ressemble au rituel de la psychanalyse. Une plus grande liberté de parole est donnée quand il n’y a pas de confrontation directe avec le prêtre – ou le psychanalyste. Mozes pense qu’il ne va avouer que ses péchés professionnels et, finalement, il se retrouve dans une confession beaucoup plus dure avec Trigano, il constate qu’il y a des liens entre les péchés professionnels et les péchés humains.
Ce qui le conduira d’ailleurs à accepter une expiation…
Oui. Il y est préparé par la confession. Mais ce qui se passe dans la dernière partie du roman est une sorte de catharsis. Cette expérience est une leçon pour tous les artistes : si vous voulez faire faire des choses extraordinaires à vos héros, vous devez être prêt à le faire vous-même, dans votre chair. Si vous envoyez Raskolnikov assassiner une vieille dame, Dostoïevski doit être prêt à le faire lui-même, dans son imagination.
Trigano, le scénariste, est un personnage assez curieux. Il est dans l’ombre pendant très longtemps, on devine simplement sa présence derrière la rétrospective. Vouliez-vous qu’il soit ainsi présent discrètement, sans l’être tout à fait ?
Oui. C’est un personnage nouveau pour moi, dans ma galerie de personnages. C’est un intellectuel nord-africain, qui connaît très bien les codes arabes, les codes religieux aussi, et qui veut dire quelque chose non en ce qui concerne sa communauté séfarade orientale, mais à propos de l’identité israélienne. Il donne des avertissements sur la force de la religion, parce qu’il ne croit pas que les milieux laïques, hédonistes, occidentalisés d’Israël connaissent ou comprennent les dangers du fanatisme religieux qui va venir. Dans les années 50 et 60, nous pensions tous que la religion était finie et que nous allions vers un monde laïque, moderne, rationnel. Mais on voit que ce n’est pas le cas en Israël, ni dans le monde arabe, ni aux États-Unis. Même au 21e siècle, la religion a ses exigences et elle peut être menaçante.
Trigano est un personnage assez radical dans ses positions, il émet des avis définitifs et sans nuances. L’avez-vous voulu ainsi ?
Oui, il est fâché, parce qu’il a été humilié par la façon dont Mozes a été solidaire avec la comédienne dont il était amoureux, sans même se donner le temps de la convaincre de jouer la scène qui a été à la base de leur querelle. Il suspecte Mozes d’avoir voulu détruire sa relation amoureuse et sa colère vient peut-être de son caractère oriental, parce qu’il a ressenti cela comme une humiliation de sa virilité. Et Mozes a beaucoup de peine à obtenir une réconciliation. Des lecteurs israéliens ashkénazes ont trouvé que Mozes allait trop loin dans ses efforts de réconciliation avec Trigano. Je ne pense pas. Au contraire : Mozes vient avec toute son expérience de metteur en scène et Trigano a été un peu rejeté à la marge, et c’est à Mozes d’accomplir des efforts pour faire la paix.
Parmi les quatre personnages principaux à avoir participé aux fils de Mozes, il en est deux qui sont surtout des témoins. L’un n’est plus là, c’est Tolédano, le directeur de la photographie, l’autre est là, c’est Ruth, l’actrice. Leur rôle est-il de témoigner de tout ce qui s’est passé ?
Oui. Tolédano était aussi amoureux de Ruth et vient du même milieu. C’est Trigano qui a amené ses camarades venus d’un village d’immigrés nord-africains et qui a sur Ruth un pouvoir presque dictatorial. Ils viennent tous les trois d’un milieu différent de celui de Mozes : un quartier de Jérusalem où vivent des hauts fonctionnaires, un peu le genre de quartier où j’ai habité avec mon père qui était haut fonctionnaire, un Israélien de l’intérieur par rapport aux autres qui viennent de la marge. Je crois que la collaboration entre le centre et la marge est très productive. Le roman indique qu’il faut renouer cette collaboration. En Israël, aujourd’hui, nous construisons de petites enclaves dans la société : l’enclave religieuse extrémiste, l’enclave des colons dans les territoires, l’enclave des Russes, celle des Arabes, des Juifs orientaux, des Juifs de Tel-Aviv qui sont ultra-modernes… Il y a toutes ces enclaves et il faut maintenant des gens capables de passer de l’une à l’autre, construire des dialogues entre elles. Sinon, dans une société relativement petite, six ou sept millions d’habitants, cette parcellisation est très dangereuse. On perd la solidarité, qui était l’élément le plus précieux, le plus important dans l’identité israélienne.
On comprend, petit à petit, que la rétrospective est un complot. Est-ce aussi votre avis ?
Oui, de la part de Trigano et des organisateurs, pour forcer Mozes à regarder ses premiers films et essayer de le faire revenir vers l’élan initial de sa création qu’il a abandonné pour un réalisme un peu plat et ordinaire.
Et ce complot fonctionne…
Oui, les comploteurs ont gagné… Compostelle est un lieu de pèlerinage et le pèlerinage change l’homme. Pourquoi faire un pèlerinage si ce n’est pas pour changer ?

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