mercredi 19 septembre 2012

Les entretiens de la rentrée: Charly Delwart

Pourquoi ne parle-t-on pas davantage de Citoyen Park? Voici un roman qui empoigne avec talent la notion même de dictature, à travers la métaphore cinématographique et dans un pays ressemblant furieusement à la Corée du Nord. C'est passionnant de bout en bout, cela suscite un tas de questions et j'ai demandé à Charly Delwart de répondre à quelques-unes d'entre elles. (Une partie de cet entretien réalisé par messagerie électronique est paru dans Le Soir.)
Par nature, une dictature n’est-elle pas toujours une fiction écrite par celui qui détient le pouvoir ? Il s’agit, écrivez-vous, de « créer une réalité autonome »
Par nature oui, un régime dictatorial est toujours une construction, une histoire qui doit se mettre au premier plan, avant la réalité, avant les faits, et à laquelle les citoyens doivent adhérer (ou du moins qu’ils ne doivent pas contester publiquement). Mais il y a des degrés de vraisemblance dans cette construction, dans ce qui peut être raconté. Et Park Jung-wan met en place un système de références, de mythologies plus déconnecté de la réalité que d’autres dictatures, qui demande plus de croyance. Une réalité plus autonome dans ce sens, où le Cher Gouvernant a eu une naissance accompagnée de signes divins (l’apparition d’une nouvelle étoile, un iceberg qui se brise). Un homme qui, lorsqu’il s’approche de la frontière avec le Kamcha du Sud, fait lever le brouillard afin qu’il puisse inspecter les positions des forces ennemies sans être vu. Un homme qui a écrit plus de mille livres lors de ses quatre années d’université. Un homme qui a franchi, comparé à d’autres dictateurs, une limite dans la construction de son personnage.
Dans la mesure où vous avez choisi pour modèle un pays qu’il est impossible de ne pas reconnaître, quelles libertés avez-vous prises par rapport à la fiction déjà écrite ?
Le roman suit la trame de la biographie officielle de Kim Jong-il éditée par le régime, de la naissance à l’accession au pouvoir trois ans après la mort de Kim Il-sung. L’architecture des faits est au plus proche de la réalité (ou de ce qui peut en être connu vu l’hermétisme du pays, et le peu de sources). Partant de là, l’idée était quelle volonté reliait ces faits, quel être était derrière ceux-ci. Dérouler la possible vie de Kim Jong-il en respectant la fiction du pays car elle se suffisait à elle-même. Et qu’elle était son œuvre la plus aboutie. Ce qui m’intéressait était de montrer cette fiction en train de s’écrire, ce qui la motivait à titre personnel pour l’homme (ce qu’elle avait de compensatoire) autant que la nécessité politique qu’ils avaient, son père et lui, à la mettre en place (un moyen de contrôle absolu, de pouvoir).
Qu’est-ce qui vous a poussé vers la Corée du Nord ? Un déclic soudain, une longue maturation ?
Kim Jong-il avait dit, après la mort de son père, une phrase qui m’avait intrigué, Kim Jong-il est Kim Il-sung et Kim Il-sung est Kim Jong-il. Je me suis demandé qui pouvait dire ce genre de phrase. En cherchant, je suis tombé sur un être fascinant, complexe, fou, omnipotent, fan de cinéma. Un homme dont les moindres mouvements d’âme conditionnaient la vie des millions de citoyens du pays. Un créateur de fiction, quelqu’un qui s’il n’avait pas été dictateur aurait pu être réalisateur à Hollywood.
Park Jung-wan semble aimer vraiment le cinéma et possède l’ambition de produire des films de qualité, sans oublier de travailler à l’édification du peuple. Il note cependant que « propagande et art s’excluent l’un l’autre ». Il ne peut pas s’en sortir, même s’il en a la volonté…
Et il le sait. Et ce qui compte au final est de faire de l’Art. Mais comme il faut édifier, continuer la propagande, il mène les deux en parallèle. Pour l’Art, il fait donc kidnapper le réalisateur star sud-kamchéen afin qu’il l’aide à passer un cap.
Au fond, il lui a manqué une Leni Riefenstahl, non ? (On pense au roman de Lilian Auzias, Riefenstahl, publié chez Léo Scheer en même temps que le vôtre.)
Si ce n’est que ce que ce qui compte plus fondamentalement encore (ou du moins c’est mon angle) est que ce soit sa création propre, qu’il soit aux manettes de celle-ci. Il doit être celui qui arrive à concilier les deux.
Par ailleurs, Park Jung-wan a un avantage même sur Leni Riefenstahl : « Le travail infini dans ses possibilités, comme si le pays était devenu un nouveau studio, à taille réelle »
L’issue pour lui est là, en transformant le pays en un ensemble de moyens à disposition pour créer la fiction la plus globale. Prenant en otage plus de vingt millions de citoyens en figurants-spectateurs, réquisitionnés pour fabriquer et suivre ses propres aventures.
Ce qui se passe en Corée du Nord depuis la mort de Kim Jong-il à la fin de l’année dernière n’est-il pas la suite logique de votre Histoire du Kamcha du Nord ?
Le régime continuant d’être héréditaire (c’est la troisième génération au pouvoir), il faut garder le fonctionnement en place, tout ce qui a assis ce pouvoir, tout en l’adaptant (montrer une certaine ouverture, rouvrir des discussions sur le nucléaire). Tout changement comme l’arrivée d’un nouveau dirigeant rouvre les débats sur ce qui est acceptable, crée une attente internationale, mais ça ne change rien à l’intérieur des frontières, c’est la suite de la fiction.
Au fond, ce roman nourri de réel semble vouloir montrer que le réel est malléable. Était-ce votre intention ?
C’est un même travail sur le rapport réalité-fiction qui traverse ce livre et les deux précédents, je l’ai remarqué à écrire Citoyen Park. L’idée que chacun doit digérer le réel à sa façon, l’orienter mentalement pour trouver une façon d’être en adéquation avec le monde. Et qu’un dictateur, s’il n’arrive pas à faire ce travail, a la possibilité de contraindre les choses, les orienter concrètement, les forcer pour se donner raison, et faire en sorte non d’être en adéquation avec le monde mais que le monde soit en adéquation avec lui.

P.S. Sur le thème d'une dictature comme fiction, on fera bien de lire aussi, dans cette rentrée, l'extraordinaire roman de Pierre Jourde, Le Maréchal absolu.

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