lundi 24 septembre 2012

Les entretiens de la rentrée : Jakuta Alikavazovic

J'avais beaucoup aimé le précédent roman de Jakuta Alikavazovic, Le Londres-Louxor. Elle y déployait déjà une manière de narration utilisant le flou et le détail, technique poussée encore plus loin dans La blonde et le bunker. Cela méritait bien de poser quelques questions à l'écrivaine, qui a répondu très vite par courrier électronique. (Une partie de cet entretien, accompagné d'un article, a été publié dans Le Soir.)
A lire La blonde et le bunker, on croit deviner sous le texte une construction très savante. Mais elle reste inaccessible, au moins à la première lecture. Cette hypothétique structure est-elle le fruit de l’imagination du lecteur ou existe-t-elle vraiment ?
Il y a évidemment une construction – j’ignore si elle est savante. Deux récits croisés, qui bien entendu finissent par n’en faire qu’un – cette architecture, que l’on trouve en littérature (y compris de genre) comme au cinéma, met en lumière l’art romanesque de créer, non des faits, mais des liens entre des faits, entre des éléments (en apparence) isolés. Du reste, si la structure est sentie par le lecteur, si elle est devinée ou mieux, « soupçonnée », elle remplit son rôle : il n’y a donc pas, je pense, d’inaccessibilité. Le lecteur devient enquêteur, la lecture révèle sa vraie nature : création et récréation.
Comment vous est venue l’idée de cette collection Castiglioni qui serait à la fois « en creux » et « dérivante » ?
J’aimais l’idée d’une collection mystérieuse, à l’existence incertaine, qui pourrait fournir matière à une enquête. Gray, l’enquêteur amateur, cherche cette collection pour des raisons qui sont tout sauf artistiques, dans la tradition des détectives de romans noirs à la recherche d’objets mystérieux ou de personnages inconnus. La collection permet aussi de poser la question de l’exposition – chercher à voir est ici plus important que voir.
La recherche que fait Gray de la mystérieuse collection s’apparente, une fois que nous découvrons les dessous de l’affaire, à un roman policier. Vous utilisiez déjà certains ressorts du genre dans Le Londres-Louxor. Avez-vous le goût de ces mécanismes ?
Ce sont, pour ainsi dire, les seuls qui m’intéressent : le roman à énigme est celui qui pose le plus clairement la question du désir de lecture et du désir de connaissance.
En tout cas – c’est vous qui le dites dans les « Sources & remerciements » –, vous avez le goût des encyclopédies. Les pratiquez-vous de manière compulsive, sans savoir ce que vous y cherchez et en espérant y trouver un fil qui vous conduira vers un livre à écrire, ou au contraire les consultez-vous pour nourrir un projet déjà défini, au moins en partie ?
Je chéris les encyclopédies, j’ai sans conteste le gène borgésien. Cependant, sans la force d’attraction romanesque, un fait n’est rien, il n’est qu’un fait.
De nombreux thèmes s’entrecroisent dans La blonde et le bunker. Quel était, pour vous, au moment de l’écriture, le principal – ou les principaux ? Et leur importance relative, une fois le livre terminé, est-elle restée la même, ou bien certains thèmes ont-ils grandi en cours de route ?
Raymond Chandler est à l’origine du livre. Il s’est ensuite dissout dans certaines de mes obsessions personnelles : la fin du monde, la photogénie, Venise.
Certaines œuvres seraient-elles vraiment destinées à ne pas être vues, en raison de leur conception ? Un artiste qui dirait cela d’une partie de sa production serait-il crédible ?
Certains artistes enterrent des sculptures. Elles ne sont pas visibles, elles existent sous forme de trace. Ne pas montrer, c’est permettre une existence immatérielle à l’œuvre: elle vit alors comme vivent certaines histoires entendues. L’œuvre invisible m’intéresse car son existence devient en un sens littéraire.
On pense parfois, en raison de l’inaccessibilité de la collection Castiglioni, à ces collectionneurs qui achètent des œuvres d’art pour les enfermer et les soustraire à la vue du public. Y avez-vous pensé aussi ?
Une œuvre peut être mise au secret pour plusieurs raisons : parce qu’on doute de sa valeur (les réserves des musées regorgent d’œuvres « mineures », en attente de reconnaissance) ou au contraire parce qu’elle est jugée trop précieuse. Les collectionneurs que vous évoquez et que je me plais à surnommer, dans ma nomenclature personnelle, les « jaloux », sont intéressants si on choisit de penser que le secret leur est une jouissance. L’invisibilité de l’œuvre la rendrait paradoxalement plus visible, plus présente, car ils sont seuls à en jouir.

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