mercredi 17 octobre 2012

Cinquante sourires de Grey

A leur première rencontre, Anastasia croit voir passer l’ombre d’un sourire sur le visage de Christian Grey. Elle n’en est pas certaine. Elle croit qu’il se retient de sourire dès la page suivante. Cela continue : il sourit « d’un air modeste mais vaguement déçu », « sans une trace d’humour », il esquisse un sourire, il découvre « des dents si blanches et si parfaites » qu’elle en a le souffle coupé, il a un sourire ironique, un autre qui n’atteint pas les yeux, il esquisse à nouveau un sourire – une manière d’esquiver ? –, il a « un petit sourire », son sourire s’accentue, « un sourire erre sur ses lèvres et ses yeux pétillent comme s’il savourait une plaisanterie connue de lui seul », puis « il sourit encore comme s’il gardait un mystérieux secret connu de lui seul ». Ce sera ensuite un sourire en coin, un sourire qui dit « j’ai un secret » (celui-là, on le connaissait), retour du sourire en coin, un sourire qui retrousse « ses lèvres ourlées et sensuelles », un sourire « secret », « un sourire poli qui n’atteint pas ses yeux » (on le connaissait aussi), un sourire sans commentaires, un « sourire de sphinx » qu’Anastasia ne voit pas mais entend, un « petit sourire, l’air sincèrement amusé », un sourire « comme si c’était une affaire entendue », un sourire – attention, un sommet de sourire – « éblouissant, spontané, naturel, sublime », un simple sourire, un demi-sourire (peut-être imaginé), un sourire tout court, un autre, un nouveau sourire « secret », « un petit sourire ironique d’encouragement », « son drôle de petit sourire », un demi-sourire esquissé (un quart de sourire, peut-être ?), un sourire « amusé, sardonique »… Sardonique ? Les choses se compliquent, nous sommes à la page 76, Christian Grey n’a pas fini d’ajouter d’autres nuances de sourires, ou les mêmes, à un roman qui, à force, rend les muscles zygomatiques douloureux.
Pas seulement ceux-là. E.L. James ne craint pas les longueurs et les répétitions. Il vaut mieux par exemple ne pas remarquer dès la page 47 qu’un pantalon descend sur les hanches de Christian Grey, parce que cela arrivera encore six fois. A force, le spectacle s’use.
Cinquante nuances de Grey, le premier roman de la trilogie – car, oui, il en reste deux après celui-ci – arrive en français précédé d’une réputation sulfureuse. Au bout des 560 pages, on se demande ce qui l’a suscitée. Dans le même temps, on admire les centaines de milliers de lecteurs qui se sont obstinés avant nous et qui disent y avoir trouvé du plaisir. Je ne l’ai pas partagé.

P.S. Ceci est la version longue (mais pas si longue) d'un article paru ce matin dans Le Soir.

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