lundi 9 septembre 2013

L'économie selon Richard Powers

Richard Powers aime les romans amples. Il brasse un matériau riche pour lequel il utilise souvent ses connaissances scientifiques. Il n’a pas oublié qu’il avait entrepris des études de physique avant de s’orienter vers la littérature. Mais Gains, traduction récente d’un ouvrage publié en 1998, est surtout l’épopée d’une entreprise industrielle, Clare, une savonnerie au point de départ dans les années 1830, avant la croissance et la diversification. Plus d’un siècle et demi ont transformé l’univers économique autant que la société devenue Clare Incorporated dont la force est de maîtriser, au départ de la chimie du savon, l’utilisation de molécules très diverses jusqu’à la mise au point de médicaments.
Des médicaments, Laura Bodey en a grand besoin. A Lacewood, où elle vit à proximité d’une usine Clare, elle souffre d’un cancer qui l’entraîne vers la mort et dont les déchets industriels sont peut-être à l’origine.
Les deux récits sont menés en alternance, l’un dans le temps bref, l’autre dans le temps long. Tout un symbole : la vie humaine est courte, surtout quand un cancer la menace, tandis que la vie d’une entreprise peut durer, de succession en succession, d’une découverte à une autre, par-delà les générations. D’un côté, une destinée individuelle dans laquelle ne sont impliqués que quelques proches. De l’autre, un parcours collectif qui influence quantité d’individus – au premier chef, les travailleurs et les consommateurs des produits de Clare – tout en dépendant des décisions prises par une poignée de dirigeants. Le contraste est sévère mais l’on devine assez rapidement, quand la maladie de Laura évolue, que les deux récits convergent, que l’un est la conséquence de l’autre. Et aussi qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour une personne malade, même soutenue par les siens, même dans le cadre d’une action collective, contre la puissance d’une industrie qui manipule des sommes considérables et une bonne partie de l’humanité…
Tout ceci, bien entendu, est fictif. Mais quand la fiction nous instruit à ce point de la vie de Clare, si semblable à d’autres marques importantes, elle constitue une lecture du réel dans lequel elle substitue du sens au nuage de brouillard duquel nous étions prisonniers.
C’est donc, dans une certaine mesure, l’histoire de la conquête du monde, commencée de manière presque insignifiante grâce au sens commercial de deux hommes et au génie de fabricant d’un autre. Les deux premiers sont Samuel et Resolve Clare qui rencontrent le troisième, Robert Emmet Ennis, fraîchement immigré après avoir appris en Angleterre l’art et la manière de fabriquer des bougies de qualité. Samuel et Resolve se battent pour imposer un objet absolument frivole dans une société qui pense d’abord à l’indispensable : le savon. Mais leur production est médiocre et il faudra le savoir-faire d’Ennis pour leur donner les moyens de fabriquer de l’excellente marchandise. Ce qui ne serait rien sans débouchés pour les ventes. Ils se présentent un jour où Samuel est seul dans la boutique, alors que les frères investissent jusqu’alors à perte, quand un homme veut acheter deux livres de savon. Renonçant à expliquer que la maison ne vend qu’en gros (mais à qui ?), Samuel va jusqu’à livrer, encore à perte, ce premier client. Qui deviendra la source à partir de laquelle jaillira progressivement un monstrueux fleuve de profits.
Il ne s’agit pas d’un long fleuve tranquille. Il épouse le cours des événements planétaires, bénéficie des guerres et subit les grandes dépressions économiques. Sans jamais cesser de porter plus loin dans le futur la vision des Gains encore à réaliser. Ben Clare, de la deuxième génération, comprend dans un livre toutes les vertus de la mondialisation. L’auteur décrit un piano : le bois de rose vient du Brésil ; le pin, du Maine ; le fer, de Suède ; les cordes, de Rouen ; le bronze, de Cornouailles, etc. L’avenir est en marche, et Laura n’est pas encore née.

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