jeudi 17 octobre 2013

Philippe Genion, le gros entretien (en belge)

Il y a trois ans et demi, Philippe Genion avait publié Comment parler le belge et le comprendre (ce qui est moins simple), un dictionnaire savoureux, peut-être surtout pour les Belges qui, comme tout le monde, apprécient qu'on leur tende un miroir pour voir comme ils sont beaux dedans. Dans le miroir, je veux dire, car il s'agit de l'aspect extérieur. Le tour de force de Philippe Genion consistait à montrer que les Belges, grâce à leur langage (si je vois quelqu'un qui se moque, il sort!), sont aussi beaux dedans - non, pas dans le miroir, à l'intérieur d'eux-mêmes, dans leur cœur, dans leur âme, appelez cela comme vous voudrez. Puisque je m'étais régalé, j'avais essayé de partager mon plaisir avec les lecteurs du Soir, avec un article qui se voulait drôle mais l'était infiniment moins que le livre de ce monsieur que je ne connaissais pas.
Il y a quelques semaines, j'ai appris que sortait, le 17 octobre (oui, oui, c'est aujourd'hui), un autre livre de ce drôle de type que je n'avais toujours pas rencontré. Je l'ai lu, j'ai ri tout seul (ce que je pouvais avoir l'air bête, au restaurant!), le journaliste en moi s'est dit qu'il tenait un formidable sujet. Un double sujet, même, puisqu'il y avait le livre, Inventaire des petits plaisirs belges, mais aussi ce bonhomme de qui circulaient sur Facebook des photos qui font peur aux enfants trop bien élevés parce qu'ils ne comprennent pas pourquoi celui-là a le droit de se gondoler tout le temps - et pas eux, qui chialent discrètement pour ne pas se faire remarquer, une question d'éducation, je vous disais. (La peur de la baffe qui risque de tomber, peut-être aussi.)
Comme je manque d'imagination, j'ai propose au même journal de m'occuper de ce cas afin de vérifier s'il relevait de la psychiatrie ou de son exact opposé, le bon goût de bien vivre. J'avais ma petite idée, il est vrai. (Souvenez-vous, j'avais ri tout seul au restaurant.)
L'autre jour, un dimanche, nous avons donc parlé. Et parlé. Et parlé. Déconné un peu aussi, c'est vrai. Avec l'impression que nous nous connaissions bien, nous nous sommes envoyé des flèches verbales tirées à 10.000 kilomètres de distance pendant 1h20. (Philippe Genion a prétendu sur Twitter que cela avait duré 1h19, mais j'ai 1h20 d'enregistrement sur lequel il n'arrête pas de parler. Alors, cette minute? On la rend à Monsieur Cyclopède ou on se la garde?)
Au Soir, on a compris, semble-t-il, l'importance capitale de l'énergumène (à moins que la force de ma conviction l'ait emporté, allez savoir) puisqu'on m'a donné de la place. Samedi dernier, cela donnait (je vous le fais en petit parce qu'en vrai c'était du genre énorme) quelque chose comme ça, à droite, en page 49.
Là, c'était l'entretien et des extraits du livre, avec un petit coucou au directeur de la collection, Philippe Delerm, qui sort aussi un livre aujourd'hui (Les mots que j'aime). Ce n'était pas fini. Plus loin, en page 60 (à gauche), il y avait aussi un portrait
Et pourtant, et pourtant... Il y avait tant à dire qu'il aurait fallu squatter plusieurs pages pour le faire rentrer (et encore, au chausse-pied). Bien sûr, depuis trente ans et quelques mois, je me sens un peu comme chez moi au Soir. Mais je ne suis pas tout seul, il faut laisser de la place aux autres.
Alors, je me suis dit que j'allais faire un cadeau aux lecteurs de ce blog: leur offrir, en exclusivité wallonne, belge, européenne et mondiale, l'intégralité de ce que j'ai retenu de notre conversation et qui pouvait prendre l'allure d'un entretien à peu près cohérent (c'est à dire qu'il y avait beaucoup plus d'oral qui ne serait pas bien passé à l'écrit). On y parle un peu le belge, mais vous savez où vous pouvez trouver un dictionnaire...

L’Inventaire des petits plaisirs belges suit Comment parler le belge, paru il y a trois ans. Comment s’est fait le passage de l’un à l’autre ?

La première fois, c’est l’éditeur qui est venu me chercher. J’avais, sur mon site, quelques définitions pour apprendre à mes copains français à mieux parler… français, pour leur expliquer comment utiliser leur langue de manière plus efficace. Cette page avait circulé un peu partout, les gens s’en envoyaient l’adresse pour rigoler, et elle est tombée entre les mains de Marie Leroy aux Editions Points.
Moi qui avais à peu près tout fait dans ma vie, des disques, des magazines, des vidéos, un peu de télé, un peu de radio, des organisations de ceci, j’espérais écrire un livre un jour. Je savais que j’avais la plume facile, que j’étais capable de faire rire les gens en écrivant, mais je n’avais jamais osé aller vraiment au bout d’un manuscrit alors que j’en avais deux ou trois qui étaient en route – et qui sont d’ailleurs toujours en route. Comme tout a toujours fonctionné très facilement dans ce que j’ai fait, et que les éditeurs passent leur temps à refuser des manuscrits, je n’avais pas envie qu’on me dise non et je reportais ça au lendemain. Et puis, suite à une séance de photos avec Michel Moers, le chanteur de Telex, il m’a dit que je devrais écrire et m’a engueulé parce que j’avais peur d’être refusé. Je me suis mis au travail, en espérant avoir un contrat pour un livre à Fleurus ou, au grand maximum, à Waterloo ou à Bruxelles.
Alors, je reçois un mail de Marie Leroy, qui m’explique être directrice d’édition aux Editions Points et dit être intéressée par un livre qui serait le développement de ma page Internet. C’était le jour de mon anniversaire, et j’ai regardé autour de moi dans le bureau pour voir s’il y avait des caméras. Je me suis dit qu’on me faisait une blague… Mais non. J’envoie un message timide, alors que je suis plutôt du genre : « Salut Paulette ! », en disant que je suis ravi, honoré, qu’elle est certainement plus occupée que moi et qu’elle peut me rappeler à l’heure qui lui convient.
J’ouvre le manuscrit auquel je voulais travailler, Le droit d’être gros, et le téléphone sonne. C’était Marie Leroy. Elle m’explique que le sujet est super, qu’elle aime le ton sur la page, qu’il faudrait qu’on se rencontre, et qu’est-ce que vous faites la semaine prochaine ? Mais, pour moi, aller à Paris, il faut que je trouve un hôtel avec un lit assez solide, que je réserve mes restaurants, c’est toute une aventure… Elle me dit qu’on met généralement un an à préparer un livre mais que, dans ce cas, elle aimerait avoir le texte au mois de décembre parce qu’il y a une possibilité en avril. On était le 8 octobre… Elle me dit : Est-ce que c’est possible ? Et moi : Oui, bien sûr…
Jusque-là, je n’y croyais toujours pas. Et puis, je suis parti à Paris, on s’est rencontré, ça s’est super bien passé – sinon que j’avais 15.000 caractères et qu’il en fallait 200.000. Elle espérait, puisque je ne suis pas connu, que le livre se vendrait à 1.000 ou 1.500 exemplaires la première année, 3.000 si ça marche vraiment bien, et après quatre ou cinq ans, à la fin de l’existence du livre, on devrait arriver à 5.000 exemplaires, ce serait sympathique. Et, à 8.000, ce serait un beau succès. Evidemment, trois mois plus tard, quand on était à 15.000 exemplaires, elle était fort contente…

Le livre s’est-il vendu surtout en France ou en Belgique ?

Au départ, mon livre était vraiment fait pour les Français, pour leur apprendre à parler le belge. Et, en fait, ils étaient très étonnés de constater à quel point ça s’était vendu en Belgique. On est à plus de 35.000 exemplaires, ce qu’on appelle en Belgique un « biesse-seller ». Le livre s’est vendu en France normalement, comme les autres titres de la collection. Mais il s’est vendu monstrueusement en Belgique parce que beaucoup de gens en achetaient plusieurs en disant : on va chaque année dans un camping dans le Sud de la France et les Français n’arrivent pas de m’embêter quand je dis nonante-sept, septante-deux, oui, non, peut-être et des choses comme ça, donc j’en ai racheté douze et ils l’ont tous eu.
Par ailleurs, j’ai eu des témoignages merveilleux, souvent des mamans d’origine belge parties vivre avec un Français et qui me disaient avoir élevé leurs enfants en leur parlant comme elles parlaient, ce qui leur a donné des habitudes de langage qui, pour la partie belge, les conduisaient à être repris à l’école. Elles me disaient toutes un grand merci en me disant que la manière dont elles parlaient avait maintenant une légitimité. Il y en a même dont les enfants sont allés avec le livre à l’école et leur professeur de français a décidé de faire un cours dessus, en disant que le français se parle aussi autrement à d’autres endroits. Je trouvais ça génial !
Après ce succès, la première réaction était de suggérer un deuxième tome. Il y a peut-être trois mille expressions belges et je n’en ai mis que trois cents et quelques dans le livre. Mais, très intelligemment, Marie Leroy m’a dit non : Ca va te cataloguer dans les dictionnaires du belge et ce n’est pas une bonne idée. Tu vas certainement avoir des propositions d’éditeurs belges, et je te conseille de faire un livre en Belgique sur un autre thème.
Comme, entretemps, j’avais fait des chroniques dans les journaux, j’ai trouvé un éditeur non seulement belge mais carolo et on a sorti ensemble La Grosse Chronique, volume 2, parce que je trouvais très drôle de sortir un volume 2 à quelque chose qui n’a pas de volume 1 – c’est comme un groupe qui fait un premier album et qui l’appelle Best of. C’était surtout du coup de gueule, ça a permis aux Editions du Basson de grossir un petit peu, parce que pour eux j’étais une locomotive.
Et on en a fait un deuxième, qui est paru cette année, Humeurs belges, qui regroupe des chroniques dont le ton avait un peu changé puisque j’avais repris la place d’un chroniqueur mythique de La Gazette de Charleroi, qui signait Fantasio. Mon père lisait Fantasio tous les matins, ma grand-tante recopiait Fantasio dans un cahier, et mettre les pieds dans ces chaussures-là représentait quelque chose d’émotionnel, de touchant. Je l’ai fait tous les jours pendant sept mois, jusqu’au moment où il n’y a plus eu d’argent pour me payer. Je l’aurais bien fait presque gratuitement une fois par semaine mais, tous les jours, c’était un vrai travail… La moitié de ces chroniques ont été publiées dans Humeurs belges, avec des inédits que je continue à écrire, puisqu’il y aura un deuxième volume l’an prochain.
Entretemps, on avait discuté avec Points de différents projets pour un deuxième livre dans la collection « Le goût des mots ». On a hésité sur Titres de films français à la con, qui inventait des titres du style « Paul Vincent, les autres sur un train le jour de la pluie, demain appelle-moi », par exemple, avec de faux castings et un faux pitch – il y avait aussi « Le dernier met trop », l’histoire de jeunes qui aiment sodomiser les gens et le dernier le fait un peu trop… Il y avait un autre projet sur des faux proverbes…
Et, à un moment, il y a eu cette idée sur les plaisirs belges, qui leur a plu. Puisqu’il s’agissait à nouveau de la Belgique, mais pas sous la forme d’un dictionnaire, plutôt de raconter toutes ces petites choses qui tiennent au plaisir de vivre à travers la bouffe, la boisson, le folklore, les souvenirs, les émotions. Ce qui était important pour moi, c’était d’essayer de faire ressentir aux gens qui ne le sont pas ce qu’est le plaisir d’être belge et pourquoi on a ce plaisir d’être belge. L’idée du livre a été approuvée il y a à peu près un an, ce qui a laissé le temps de le développer.

Le premier plaisir belge, puisqu’il y a trois chapitres à ce sujet, c’est d’abord et avant tout le Chokotoff ?

Dans le livre précédent, j’avais une entrée sur le baraki qui faisait 22 pages. On m’a dit : non, c’est un dictionnaire, idéalement les définitions devraient faire cinq lignes et pas 22 pages. J’avais donc réduit à trois ou quatre pages.
Ici, ce n’était pas un dictionnaire et je me suis lâché. Quand j’ai envoyé le premier jet, il y avait une dizaine de chapitres dont celui sur le Chokotoff, qui était gigantesque. Je parlais du Chokotoff, du chocolat, de Côte d’Or, de l’accident de Chokotoff et de mon idée de base qui était le petit plaisir de décoller la partie métallique du papier. Je ne crois pas que beaucoup de gens aient parlé à d’autres de cette habitude, mais il me semble que tout le monde va se dire : ah ! oui ! lui aussi, il fait ça !
Marie Leroy aimait bien mais trouvait que c’était trop long. Et, comme je ne pouvais pas le réduire parce que tout était important, au lieu de condenser, j’ai coupé le texte en trois et je les ai dispersés dans le manuscrit. Quand je lui ai envoyé la deuxième version, ni vu ni connu, elle n’a pas remarqué que je l’avais coupé en trois, elle a trouvé très bien d’avoir trois chapitres qui parlent du Chokotoff et elle a complètement oublié le fait qu’il y avait eu un long texte au départ. Non seulement je n’ai pas dû le couper mais j’ai même pu l’allonger !
C’est la même chose pour Roger Laboureur et Luc Varenne qui, au départ, étaient dans un seul chapitre trop long, et que j’ai décliné en plusieurs chapitres, un sur Eddy Merckx et les Diables Rouges, les deux autres sur les commentateurs sportifs, séparément.

Ce qui n’interdit pas un chapitre supplémentaire sur le chocolat…

Oui, il fallait parler du chocolat de manière globale. Quand les gens pensent à la Belgique, ils pensent aux frites, au chocolat et à la bière, donc il fallait un chapitre sur les trois. La bière, ça m’a permis de faire un clin d’œil à notre directeur de collection, Philippe Delerm qui a écrit son célèbre La première gorgée de bière, en écrivant « La deuxième gorgée de bière », que j’estime bien meilleure que la première.

Il y a au moins deux clins d’œil à Philippe Delerm, puisqu’on en parle. Il y a aussi le début du premier chapitre, « Le sucre en poudre sur le t-shirt après la gaufre de Bruxelles », dont le début semble un décalque de la manière Delerm…

Je n’avais pas le texte de Philippe Delerm en face de moi mais le cheminement de la gaufre vers la bouche, au ralenti, je l’avais en tête. Marie Leroy m’a transféré un message de Philippe Delerm, au moment où j’avais envoyé la première version du manuscrit, dans lequel il avait écrit : « Ca me fait pisser de rire. »

Dans l’ensemble des sujets abordés, y en a-t-il un auquel vous n’auriez renoncé pour rien au monde ?

La première idée que j’ai eue, c’était de ne pas citer la gaufre comme un plaisir belge, mais le fait de devoir tapoter sa chemise après pour enlever le sucre en poudre. C’est la mayonnaise qui rejoint la sauce tomate au milieu de l’assiette des boulettes-frites. C’est l’accident de Chokotoff ou le papier métallisé plus que le Chokotoff lui-même.
Après, il y a d’autres idées qui étaient moins importantes, comme les chanteurs belges italiens. Je me disais qu’il fallait parler d’Adamo, mais je ne voulais pas faire un chapitre sur Adamo, et surtout pas faire une liste de tous les Belges connus. Je voulais absolument parler de l’enterrement de Matî l’Ohê qui fait partie de traditions merveilleuses tandis que d’autres sont moins drôles, l’Ommegang, par exemple.
Il y a deux petits chapitres qui me sont personnels, c’est Ouinbledon et le biessathlon moderne, cette fête qu’on organise chez nous depuis trente ans. Je me suis dit : si je parle de certaines traditions qui ont été remises à l’honneur il y a quarante ans, pourquoi je ne pourrais pas parler aussi de Ouinbledon ? C’est une connerie que j’ai inventée mais qui concerne des centaines et des milliers de gens qui sont venus à cet événement, des Parisiens, des Américains, un Québécois de Montréal a gagné le tournoi une année…
Je voulais aussi parler de gens comme Marcel De Keukeleire, le producteur de disques mythiques, ou évidemment de la famille royale. C’est un chapitre qu’il a fallu remanier parce que je l’avais écrit avec Albert comme roi et Philippe est arrivé. Je voulais parler du Grand Jojo, de Toots Thielemans, à l’opposé sur le plan artistique mais tout aussi important. Et ce sont des gens, comme Arno, qui rassemblent les différentes communautés.
La cassonade, les moules, c’était important pour moi. Il y avait des choses qui n’étaient peut-être pas indispensables, comme le carpaccio de Maredsous : ça me correspond et il y a peut-être beaucoup de gens que ça doit toucher.
Je voulais aussi retourner dans le temps avec Bossemans et Coppenolle que les jeunes ne connaissent peut-être pas, il y avait forcément plein de choses liées à la bouffe – les jets de houblon, la goutte du cuberdon – et je voulais un grand hommage à Amélie avec ses chapeaux et son aura jusqu’à l’étranger. Il y a plein de gens qui l’adorent, il y a aussi plein de gens qui la trouvent bizarroïde et complètement folle, et je pense que les deux sont vrais.

Qu’est-ce qui manque dans le livre et qui aurait pu, ou dû, y être ?

J’avais hésité à faire un chapitre sur Brel, que je respecte énormément. J’ai encore des crises de larmes parfois, quand j’entends certains morceaux. La version live d’Amsterdam, si je commence à l’écouter et que je suis concentré, je finis en larmes. Mathilde me déchire d’émotion – j’ai même du mal à en parler. Un de mes plus grands regrets, c’est de ne pas l’avoir vu sur scène. Mais je ne sais pas si j’aurais réussi à mettre ça en mots. J’y ai pensé, mais je crois que je ne suis pas digne, ni que j’aurais réussi… D’ailleurs, lui non plus n’arrivait pas à s’exprimer sur ce qui se passait quand il était sur scène, il en parlait comme si tout était calculé mais il mentait. Je ne peux pas arriver à croire que tout était joué.


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