mercredi 13 novembre 2013

13 novembre 1913 : un entretien avec Proust

Dans Le Temps daté du 13 novembre 1913 paraît un entretien avec Marcel Proust (la veille, en fait, car le quotidien est publié l'après-midi et daté du lendemain). Le brouillon au moins partiel des réponses de Marcel Proust se trouve dans le deuxième volume de Fragments d'œuvres et correspondance conservé au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (NAF 27350-2). On peut le consulter sur le site Gallica. Comme le font remarquer de nombreux commentateurs, la spontanéité n’est pas la caractéristique principale de cet article d'Élie-Joseph Bois. Il est souvent cité, mais rarement donné dans son intégralité
Le voici tel que les lecteurs du Temps ont pu le lire.

« À la recherche du temps perdu »

Ce titre énigmatique est celui d’un roman dont le premier volume va paraître et autour duquel une grande curiosité est éveillée. Quelques bonnes feuilles en ont circulé sous le manteau et les privilégiés n’en parlent qu’avec enthousiasme. Ce succès, avant la lettre, est souvent un avantage ; il est quelquefois un écueil. Je ne sais pas quel sera demain le suffrage de l’opinion publique, si elle sacrera chef-d’œuvre, comme je l’ai entendu dire, ce premier volume d’À la recherche du temps perdu, qui, tel qu’il est, forme d’ailleurs un tout se suffisant à lui-même, et qui porte le titre particulier : Du côté de chez Swann ; mais je ne risque guère de prédire qu’il ne laissera indifférent aucun de ceux qui l’auront lu. Il en déconcertera peut-être quelques-uns. Du côté de chez Swann[1] n’est pas ce qu’on appelle un livre de chemin de fer, qu’on parcourt du coin de l’œil et en sautant des pages, c’est un livre original, étrange même, profond, réclamant toute l’attention du lecteur, mais la forçant aussi. Il surprend et il étreint, il déroute et il bouleverse. D’action, de cette action qu’on est accoutumé de trouver dans la plupart des romans et qui vous emporte, plus ou moins ému, à travers une série d’aventures jusqu’à un dénouement fatal – il n’y en a pas. Il y a une action pourtant, mais dont les fils sont comme dissimulés avec un souci presque exagéré de discrétion et c’est à nous de nous reconnaître, tandis que nous haletons, pris jusqu’aux entrailles par le développement des caractères que, dans des situations successives, l’auteur grave avec un burin impitoyable. C’est un roman d’analyse, mais je ne sais pas beaucoup de romans d’analyse où l’analyse soit poussée aussi profondément. On a envie par instants de crier : « Assez ! », comme au chirurgien qui ne voudrait rien laisser ignorer des détails de l’opération ; et l’on ne dit pas : « Assez ! » Avec fièvre, on tourne les feuillets pour voir plus au fond de l’âme des êtres ; et l’on voit qu’un Swann aime une Odette de Crécy, et que cet amour se change en passion inquiète, ombrageuse, maladive, accompagnée de tous les tourments de la jalousie la plus atroce ; vous en connaissez évidemment l’équivalent. Il y en a dans tous les romans, dans tous les drames, au détour de toutes les rues. Mais ici nous ne nous bornons pas à l’aspect extérieur des choses ; de gré ou de force, nous entrons dans le cerveau et dans le cœur et dans le corps de cet homme ; un guide impassible nous conduit et nous force à regarder, à lire chaque pensée, à vivre chaque émotion, depuis la joie de donner du bonheur jusqu’à la douleur de la jalousie qui tenaille le cœur et laisse trouble la tête. Et il en est de même pour la tendresse du bambin pour sa maman ; de même aussi pour l’amour ingénu du petit garçon pour la petite camarade de jeu, de même pour tous les sentiments des personnages de Du côté de chez Swann.
M. Marcel Proust est l’auteur de ce livre troublant.
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Le traducteur et commentateur de Ruskin n’est certes pas un inconnu des lettrés. M. Anatole France, pour qui il fait profession d’une reconnaissance infinie, le baptisa – dans une préface à cette œuvre charmante, les Plaisirs et les jours, que M. Marcel Proust ne renie pas mais dont il regrette, c’est son mot, l’extrême indécence – un Bernardin de Saint-Pierre dépravé et un Pétrone ingénu. M. Edouard Rod lui découvrit une parenté avec La bruyère. M. Albert Sorel salua dans le Temps ses débuts. Et puis, à part quelques articles de loin en loin, M. Marcel Proust se recueillit, je veux dire que la maladie le força à se recueillir. Ce n’est pas un nouvel artiste qui se présente aujourd’hui avec Du côté de chez Swann. Il y a dans les Plaisirs et les jours une sorte d’esquisse : la Fin de la jalousie, d’un chapitre le plus impressionnant, de Du côté de chez Swann. Il y a dans la préface à sa traduction de sésame et les lis [sic] l’embryon d’un autre chapitre du livre qui va paraître. Mais l’artiste s’est transformé, son horizon s’est étendu en même temps que sa sensibilité s’affinait et se développait jusqu’au point où il peut dire : « Il n’est pas un seul adjectif qui dans mon œuvre nouvelle ne soit senti ». Telles ces plantes qui ne s’épanouissent que dans la serre chaude, M. Marcel Proust, replié sur lui-même, a puisé dans ses souffrances mêmes une énergie créatrice dont il apporte la preuve aujourd’hui. Il a voulu faire quelque chose. Quoi ? Mieux que si je le disais il va le dire.
Dans la chambre aux volets presque toujours clos, M. Marcel Proust est couché. La lumière électrique accentue le mat du visage, mais deux yeux admirables de vie et de fièvre lancent des lueurs sous le front couvert par la chevelure. M. Marcel Proust est encore l’esclave de la maladie, mais il n’y paraît plus quand l’écrivain, prié de s’expliquer sur son œuvre, s’anime et parle.
— Je ne publie qu'un volume, Du côté de chez Swann, d'un roman qui aura pour titre général À la recherche du temps perdu. J'aurais voulu publier le tout ensemble ; mais on n'édite plus d'ouvrages en plusieurs volumes. Je suis comme quelqu'un qui a une tapisserie trop grande pour les appartements actuels et qui a été obligé de la couper.
» De jeunes écrivains, avec qui je suis d'ailleurs en sympathie, préconisent au contraire une action brève avec peu de personnages. Ce n'est pas ma conception du roman. Comment vous dire cela ? Vous savez qu'il y a une géométrie plane et une géométrie dans l'espace. Eh bien, pour moi, le roman ce n'est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance invisible du temps, j'ai tâché de l'isoler, mais pour cela il fallait que l'expérience pût durer. J'espère qu'à la fin de mon livre, tel petit fait social sans importance, tel mariage entre deux personnes qui, dans le premier volume, appartiennent à des mondes bien différents, indiquera que du temps a passé et prendra cette beauté de certains plombs patinés de Versailles, que le temps a engainés dans un fourreau d'émeraude. »
Puis, comme une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre – au point qu'il aura été comme des personnages successifs et différents – donneront – mais par cela seulement – la sensation du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu'ils sont dans le volume actuel, différents de ce qu'on les croira, ainsi qu'il arrive bien souvent dans la vie, du reste.
Ce ne sont pas seulement les mêmes personnages qui réapparaîtront au cours de cette œuvre sous des aspects divers, comme dans certains cycles de Balzac, mais en un même personnage, nous dit M. Proust, certaines impressions profondes, presque inconscientes.
— À ce point de vue, continue M. Proust, mon livre serait peut-être comme un essai d'une suite de « Romans de l'Inconscient » : je n'aurais aucune honte à dire de « romans bergsoniens », si je le croyais, car à toute époque il arrive que la littérature a tâché de se rattacher – après coup, naturellement – à la philosophie régnante. Mais ce ne serait pas exact, car mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par elle.
— Comment établissez-vous cette distinction ?
— Pour moi, la mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de l'intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces sans vérité ; mais qu'une odeur, une saveur retrouvées dans des circonstances toutes différentes, réveillent en nous, malgré nous, le passé, nous sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme les mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité. Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui raconte, qui dit : « Je » (et qui n'est pas moi) retrouver tout d'un coup des années, des jardins, des êtres oubliés, dans le goût d'une gorgée de thé où il a trempé un morceau de madeleine ; sans doute il se les rappelait, mais sans leur couleur, sans leur charme ; j'ai pu lui faire dire que, comme dans ce petit jeu japonais où l'on trempe de ténus bouts de papier qui, aussitôt plongés dans le bol, s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de sa tasse de thé.
» Voyez-vous, je crois que ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son œuvre. D'abord, précisément parce qu'ils sont involontaires, qu'ils se forment d'eux-mêmes, attirés par la ressemblance d'une minute identique, ils ont seuls une griffe d'authenticité. Puis ils nous rapportent les choses dans un exact dosage de mémoire et d'oubli. Et enfin, comme ils nous font goûter la même sensation dans une circonstance tout autre, ils la libèrent de toute contingence, ils nous en donnent l'essence extratemporelle, celle qui est justement le contenu du beau style, cette vérité générale et nécessaire que la beauté du style seule traduit.
» Si je me permets de raisonner ainsi sur mon livre, poursuit M. Marcel Proust, c'est qu'il n'est à aucun degré une œuvre de raisonnement, c'est que ses moindres éléments m'ont été fournis par ma sensibilité, que je les ai d'abord aperçus au fond de moi-même, sans les comprendre, ayant autant de peine à les convertir en quelque chose d'intelligible que s'ils avaient été aussi étrangers au monde de l'intelligence que, comment dire ? un motif musical. Il me semble que vous pensez qu'il s'agit de subtilités. Oh ! non, je vous assure, mais de réalités au contraire. Ce que nous n'avons pas eu à éclaircir nous-mêmes, ce qui était clair avant nous (par exemple des idées logiques), cela n'est pas vraiment nôtre, nous ne savons même pas si c'est réel. C'est du « possible » que nous élisons arbitrairement. D'ailleurs, vous savez, ça se voit tout de suite au style.
» Le style n'est nullement un enjolivement, comme croient certaines personnes, ce n'est même pas une question de technique, c'est – comme la couleur chez les peintres – une qualité de la vision, la révélation de l'univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres. Le plaisir que nous donne un artiste, c'est de nous faire connaître un univers de plus. »
Comment, dans ces conditions, certains écrivains avouent-ils qu’ils cherchent à ne pas avoir du style ? C’est ce que ne comprend pas M. Marcel Proust qui insiste.
— Ils ne le peuvent qu’en renonçant à approfondir leurs impressions !
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Sur la première page de Du côté de chez Swann, M. Marcel Proust a écrit cette dédicace : « À M. Gaston Calmette, comme un témoignage de profonde et affectueuse reconnaissance. »
— J’ai peut-être, nous dit M. Marcel Proust, des dettes plus anciennes envers des maîtres à qui j’ai, du reste, dédié des œuvres écrites avant celle-ci, mais qui ne paraîtront qu’après, avant tous à Anatole France, qui m’a traité jadis presque en fils. À M. Calmette, j’ai dû de connaître cette joie du jeune homme qui lit imprimé son premier article.
» Et puis, ajoute avec un peu de mélancolie M. Marcel Proust, en me permettant de rendre visite par mes articles à des personnes dont j’avais alors de la peine à me passer, le directeur du journal m’a aidé à passer de la vie de société à la vie de solitude… »
Et le geste du malade indique la chambre sombre, aux volets clos, où n’entre jamais le soleil. Mais le regard est sans tristesse. Si le malade a sujet de se plaindre, l’écrivain a sujet d’être fier. Celui-ci a consolé celui-là.
Élie-Joseph Bois.



[1] Chez Bernard Grasset éditeur.

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