mercredi 22 janvier 2014

La mort de Pierre Charras, écrivain de haut vol

Comédien, Pierre Charras, dont on a appris hier la mort à l'âge de 68 ans, était aussi l'auteur de livres sensibles dont il était difficile de se déprendre après les avoir découverts. Il n'a jamais connu, comme écrivain, le succès auquel son talent lui donnait droit. J'espère cependant qu'il ne tombera pas dans l'oubli, car ce serait manquer, pour tous ceux qui n'auraient pas l'occasion de le lire, de bien beaux moments. Retour sur quelques-uns de ceux ci.

Monsieur Henri, Prix des Deux-Magots (1994)

Les prix littéraires, dont il se dit tant de mal, ont pourtant du bon. Les grands, les plus populaires, ceux que s'arrachent à coup de jeux d'influence quelques éditeurs sur la place de Paris et qui couronnent pourtant le plus souvent des livres de qualité vers lesquels se tourne alors un public qui, sans eux, n'y serait jamais allé voir. Mais aussi les moins médiatiques, qui jettent un pinceau de lumière sur des ouvrages qui n'ont pas toujours eu leur véritable chance et qui revivent, un peu, beaucoup, selon les hasards de la curiosité.
Le prix des Deux Magots, attribué mardi 24 janvier à Pierre Charras pour Monsieur Henri, en est un bel exemple. Ce roman de la dernière rentrée littéraire attendait toujours, avec quelques autres nouveautés de septembre, d'être rangé dans la bibliothèque, avec un espoir devenu très faible de faire encore l'objet d'un article, puisqu'il n'appartenait plus à l'actualité. Pourtant, quelque chose l'avait retenu là, parmi les possibilités de lecture. Une vague rumeur, une impression favorable basée sur on ne sait quoi. Mais le temps avait manqué, jusqu'à l'annonce de ce prix qui réveillait le roman assoupi, ouvrait les pages, procurait du bonheur.
Car Monsieur Henri, est un livre que le lecteur aime parce qu'il se sent compris par un auteur qui lui-même se place en compagnie d'un disparu à la fois discret et vénéré, Henri Calet. Mort il y a bientôt quarante ans, ayant vécu un demi-siècle, le temps quand même d'écrire une vingtaine de livres dont ses fidèles se répètent les titres en chuchotant - quand il faudrait les hurler, tant ils contiennent d'humanité -, Henri Calet est au moins un des auteurs de prédilection de Pierre Charras. Celui-ci laisse au narrateur de son livre le soin de s'adresser à Calet, mais l'auteur se devine derrière la familiarité respectueuse dans laquelle il se tient par rapport à son aîné.
La vie du narrateur mise en perspective par sa découverte, puis sa fréquentation de l'oeuvre de Calet, devient comme un récit de plus qu'on pourrait attribuer à l'auteur de Peau d'ours. La compassion pour le genre humain s'y traduit par l'amitié, sincère et forte, pour une femme qui vient de disparaître au moment où s'écrit cet hommage en forme de lettre (d'où le titre, Monsieur Henri,, avec la virgule qui en fait le début d'un courrier). Eva avait été un personnage secondaire de l'oeuvre de Calet, une des femmes de sa vie, et elle était l'indispensable amie du narrateur qui éprouve, devant sa mort, une douleur terrible. Alors, au lieu de se lamenter, il retrouve celui avec qui il eut en commun la présence d'Eva, avec qui il possède toujours ce regard si aigu sur ses semblables comme sur lui-même.
Non seulement Monsieur Henri, est un beau livre, de ceux qui donnent le sentiment de pouvoir être bon, mais encore il nous renvoie aux ouvrages de Calet, dont la redécouverte, facilitée par une vague de rééditions et même de publications d'inédits, ne peut être qu'une conséquence agréable de cette lecture-ci. On voudra croire désormais que ce n'est pas un hasard si l'ordre alphabétique dans lequel il est commode de classer les ouvrages littéraires d'une bibliothèque n'éloigne pas beaucoup Charras de Calet.

Comédien (2000)

Commencer par parler d'un livre en évoquant la bande colorée qui masque le bas de la couverture est une hérésie. Bah! il est des hérésies productives, espérons qu'il en ira ainsi. Sur la bande de Comédien, donc, de Pierre Charras, Dominique Reymond et Andrejz Seweryn sont sur scène, dans un Tartuffe mis en scène par Bernard Sobel en 1990. C'est une clef du roman, on l'aurait compris presque aussi vite, il est vrai, en l'ouvrant. Romain, en effet, dans les premiers moments, y manque une réplique. Et à une très mauvaise occasion puisqu'il passe le concours d'entrée du Conservatoire national d'art dramatique. Sinon que, ce concours, il l'a réussi autrefois, qu'il a accompli de brillantes études puis ce qu'on peut appeler une carrière, encore qu'il faudra y revenir, et qu'il rêve donc seulement cet insupportable trou de mémoire. D'autant plus insupportable qu'il se produit dans le rôle de sa vie, Tartuffe, qu'il n'a jamais interprété.
Pierre Charras ne raconte pas les événements dans l'ordre. Et pour cause: il n'écrit pas la biographie d'un comédien célèbre, il en prend un dans un instant donné de sa vie, quand lui reviennent par bouffées des épisodes du passé inscrits à la perfection, semble-t-il, dans ce qui lui arrive aujourd'hui. Parce que nous manque l'espace d'un roman, allons plus vite que l'auteur.
A l'adolescence, Romain a tourné le dos aux ambitions que son père avait pour lui, a renoncé au bac et a décidé d'entrer au Conservatoire. A sa grande surprise, son choix a été accepté, non sans avoir dû batailler en faveur de l'art au service duquel Romain entendait se placer. Car, si son père pouvait admettre avoir placé la barre trop haut pour lui, il y avait quand même des limites: "Mais de là à renoncer à tout et à devenir un pitre, il y a une marge." C'est à ce moment que le futur comédien a lâché: "Mais il ne s'agit pas de devenir un pitre!" Et c'est à ce moment qu'il a commencé à le devenir, car que sait-on des aléas d'une carrière quand le succès appelle le succès dans un répertoire moins noble que celui auquel il se vouait?
Et Tartuffe? C'est son obsession, bien plus forte que le pensent ses proches. Tous le savent désireux d'incarner ce rôle qui lui échappe, tous ignorent à quel point il se sent proche d'un personnage tel qu'il aurait voulu être dans la vie: Il aurait tant voulu être un grand imposteur.
Dix ans à la Comédie-Française, cinq comme pensionnaire, le reste comme sociétaire, l'ont fait approcher du but, jamais il ne l'a touché. Même lorsqu'il a été sur le point d'obtenir le rôle - le temps d'un remplacement, en matinée. Caramba, encore raté! aurait-on dit ailleurs. Peut-être, avec un clin d’œil, dans une des pièces que Romain va aligner ensuite, son nom de plus en plus gros sur l'affiche. Le succès, oui, mais un succès de pitre, un dévoiement total. Et pourtant, une humilité dans le travail qui le faisait rester un vrai comédien. Un metteur en scène le pressent, qui monte Tartuffe, qui l'appelle... pour lui proposer le petit rôle de l'Exempt.
Il y aurait de quoi rire jaune. Ou exploser de colère. Mais Romain est comédien dans l'âme, les aventures approximatives et lucratives du boulevard n'ont pas entamé sa foi. Il a perdu, comme on dit, un être cher. Il a gardé un ami. Il y a, devant lui, une aventure toute différente, une audace du jeune homme qu'il n'est plus dans son corps mais dont il a gardé quelque chose. Jouer, faire équipe, apporter sa petite pierre au succès d'une représentation, puis d'une autre encore, servir un grand texte, comme il l'a toujours voulu. Ce n'est pas déchoir, cela, c'est une chance. Et le voilà, dans un enthousiasme teinté de crainte, à choisir sa Jeanne au milieu des spectateurs, à être pour elle l'Exempt puisqu'il ne peut plus, plus jamais être Tartuffe - et que Jeanne n'est plus. Et à connaître la gloire modeste du travail effectué avec une passion résolue.
Comédien est un roman bref mais plus riche que ce qu'on vient d'en dire. C'est surtout un livre d'une folle générosité, digne de celle de Romain.


Le père du narrateur est mort à demi à douze ans: "il a perdu la moitié de lui-même", sa sœur jumelle Joséphine avec laquelle il s'était trouvé à la tête de quelques cérémonies officielles. Ils étaient au premier rang pour offrir des bouquets de bienvenue au seul survivant parmi les seize appelés du village, en 1918. Les jumeaux avaient sept ans. Ils avaient retrouvé la même place, toujours ensemble, à l'enterrement du survivant qui avait beaucoup déçu jusque dans sa mort puisqu'il s'était suicidé.
Puis, en 1924, pour l'inauguration du monument aux morts sur lequel sont gravés seize noms (le survivant disparu ayant été réintégré), le père du narrateur est seul.
"Il ne cesse de se retourner sur le vide, à côté de lui. Parfois il oublie, une seconde, et il parle. Il prend à témoin celle qui ne sera plus jamais là. Le grand trou où l'on a, l'an passé, descendu la petite mariée le sépare du monde pour toujours." Petite mariée, parce qu'elle portait la robe de sa communion solennelle - celle de leur dernière photo ensemble.
De ce déchirement précoce, Pierre Charras fait le point d'ancrage d'une vie, du temps à venir jusqu'à la mort du jumeau resté seul. A partir de là, il entonne un magnifique chant funèbre dans lequel la douleur du narrateur, toujours présente, passe loin en dessous d'une collection d'images nostalgiques du bonheur.
La relation n'a pourtant pas toujours été facile et le livre est ponctué d'occasions manquées. Et d'une quasi-rupture. En apprenant, par la bouche de son fils, à demi mots, que celui-ci était homosexuel, le père a pris une décision terrible: "Tu restes mon fils et j'ai besoin d'avoir régulièrement de tes nouvelles. Ta mère s'étonnerait, en plus, si tu arrêtais de faire signe. Mais je ne veux plus te voir. Je ne peux pas. Tu comprends?"
Le narrateur répond, bien sûr, qu'il comprend. Et, bien sûr, il ne comprend pas. La jonglerie, comme il l'appelle, ne durera que quelques mois. Le père est malade et le fils enfreindra son ordre pour une dernière visite. Il ne saura jamais si son père a su ou non qu'il l'avait vu ce jour-là.
On voudrait ne pas s'arrêter sur les anecdotes, bien qu'elles soient nombreuses et fournissent au roman son cadre concret - l'impression d'y être. Car c'est par son ton que Pierre Charras est inimitable. Une manière de poser les mots avec légèreté mais après les avoir soigneusement pesés. Une sorte de poésie en prose qui coule à travers les années où le père était vivant. Si bien que, pour nous, il l'est encore.


Franz Schubert agonisant se trompait: "On ne prononcera plus jamais le nom de Schubert, plus jamais." Du moins le Franz auquel Pierre Charras donne la parole dans son dernier roman.
Petit et gras, orphelin de mère, jeune homme de 31 ans n’ayant vécu que pour la musique et les amis avec lesquels il s’enivrait. Malade d’avoir trouvé, face à l’absence d’amour, une maigre consolation dans la fréquentation des prostituées, qu’il appelait toutes Thérèse, femme inaccessible dont la voix avait porté son chant. Sédentaire qui n’a presque jamais quitté Vienne où, pourtant, il n’a pas trouvé à s’installer vraiment – ces derniers temps, un de ses frères l’hébergeait. Timide au point de n’avoir jamais osé aborder Beethoven malgré les stratégies qu’il avait mises en œuvre pour y parvenir.
Il a beaucoup rêvé de celui qu’il aurait pu être s’il n’avait été si laid et maladroit. L’autoportrait fictif montre un personnage touchant, fragile, manquant d’assurance jusque sur le terrain de ses propres compositions.
Un des passages les plus étonnants du livre de Pierre Charras montre Franz jouant du piano dans la propriété d’un ami. Il accompagne laborieusement Johann Michael Vogl. "Donc Vogl chantait (bien) et je l’accompagnais au piano (mal). C’était l’été, et la journée ne voulait pas finir ni laisser la place à la fraîcheur du soir." Une guêpe pique la main de Franz, qui fait une fausse note, s’interrompt, s’évanouit quand quelqu’un extrait le dard de sa chair.
Il revient à lui, il est adossé au tronc d’un arbre et entend un autre pianiste interpréter, beaucoup mieux qu’il n’aurait pu le faire, une musique merveilleuse. "C’était parfait. Je devais bien le reconnaître, c’était parfait. La moindre note avait sa raison d’être et la place choisie pour chacune me surprenait et me ravissait à la fois. Un ineffable baume." Son plaisir est teinté d’agacement: il se sent incapable d’en faire autant. A la fin du morceau, il s’approche du pianiste pour lui demander qui a composé cette "splendeur". Embarras du pianiste… "Mais c’est vous! C’est de vous." Confusion de Franz, qui non seulement avait oublié cette mélodie mais surtout ne l’avait jamais entendue.
Au moins ne pourra-t-on pas l’accuser de se pousser du col. Quand ses amis lui disent leur admiration pour sa musique, il rappelle que ce sont ses amis. Et comment donc l’amitié pourrait-elle engendrer la moindre réticence? Il est extrêmement sympathique, le Franz Schubert que réinvente Pierre Charras. Sympathique jusque dans ses faiblesses, et d’ailleurs aussi grâce à elles.
Cela ne suffirait pas, bien sûr, à emporter l’adhésion. Il y fallait en outre le talent d’un écrivain qui célèbre les noces de la vie et de la mort, des mots et des notes. Il découpe son roman comme un Requiem, de l’Introït à Lux aeterna. Il nous place au cœur des funérailles de Schubert alors que Franz nous parle encore. Entre le ré d’un Quatuor et le mi d’un Requiem, tout est là.

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