jeudi 6 février 2014

Haruki Murakami après l’attentat dans le métro de Tokyo

Il manquait un livre dans la bibliographie française d’Haruki Murakami : Underground, publié au Japon en 1997 et 1998, en deux parties, et traduit aux Etats-Unis dès 2000. Le romancier y abandonnait son genre de prédilection pour une longue enquête, d’abord auprès des victimes de l’attentat au gaz sarin qui fit douze morts et plus de 5.000 blessés dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995, puis des membres de la secte Aum qui en était responsable. Le désastre de Fukushima étant passé par là depuis, il faut se souvenir qu’en ce début de 1995, le Japon avait été frappé par les deux plus grandes catastrophes survenues sur son territoire depuis la Seconde Guerre mondiale : le tremblement de terre de Kobe, en janvier, et cet attentat.
Le 20 mars 1995, Haruki Murakami n’aurait rien su des événements si un ami ne lui avait pas téléphoné pour lui en parler. C’est ensuite qu’il a décidé de retrouver des victimes et des membres de leurs familles pour les interroger sur la manière dont chacun avait vécu ces moments. Plus tard, il a complété ces entretiens en donnant la parole à des proches de la secte – mais pas les coupables.
Les deux pans du livre font intervenir des personnes dont la position est évidemment très différente : les victimes se trouvaient là par hasard, ou plutôt par nécessité puisque la plupart se rendaient au travail, tandis que les membres de la secte avaient choisi d’adopter une religion avec son idéologie et les conséquences qui pouvaient en découler – encore beaucoup d’entre eux, quand Murakami leur demande s’ils auraient accepté de répandre le gaz dans le métro, affirment qu’ils auraient refusé.
Les effets du gaz sarin libéré dans cinq wagons, tel que les décrivent ceux qui les ont subis, sont spectaculaires : le rétrécissement des pupilles provoque une impression d’obscurité, la respiration devient difficile, la toux est générale, le nez coule et l’affaiblissement survient rapidement, jusqu’à la mort dans les cas les plus graves. Les séquelles sont durables : presque tous les interlocuteurs de l’écrivain disent les subir encore au moment de la rencontre, c’est-à-dire plus de neuf mois après l’intoxication. Outre les atteintes physiques, les cauchemars ont aussi envahi les nuits des survivants.
Tout est cauchemar pour eux depuis ce 20 mars. Le souvenir est de ceux qu’on préfère ne pas revivre en racontant les faits, et Murakami est amené plusieurs fois à présenter ses excuses pour avoir provoqué des émotions trop fortes lors des conversations.
Underground n’est pas seulement un livre de témoignages destiné à éclairer ce qui s’est produit et la manière dont cela a été ressenti individuellement. Il est aussi, pour Murakami, un moyen d’interroger la société japonaise sur ce qu’elle est. Comment elle semble incapable d’intégrer dans l’Histoire les épisodes les plus tragiques lui semble révélateur d’un manque. Il compare la secte Aum Shinrikyo à la création par le Japon, en 1932, de la Manchourie, Etat fantoche et terre expérimentale où se sont précipités « les membres les plus éminents de la société » (les adeptes d’Aum étaient généralement loin d’être des abrutis incultes).
Par ailleurs, les lecteurs des romans de Murakami apprécieront de trouver ici quelques clés de son œuvre, dont certains thèmes recoupent le sujet de son enquête.

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