samedi 16 août 2014

14-18, une anthologie chronologique (3)

Le 8 août, un communiqué officiel allemand rédigé par le Generalquartiermeister von Stein sur la foi des renseignements qui lui sont parvenus a annoncé prématurément la nouvelle qu'attendait toute l'Allemagne : la chute de la forteresse de Liège. Cette première victoire, il l'a fait claironner aux quatre coins du pays. Elle est annonciatrice d'une avancée victorieuse à travers la Belgique, vers la France. Mais Liège n'est pas tombé et, deux jours plus tard, il faut donner un semblant de réalité à l'information erronée.
En attendant la chute de la place belge, il se garde bien de rectifier le communiqué du 8. La déception que provoquerait cette rectification serait un coup trop rude pour l'enthousiasme guerrier de ses compatriotes. Toutefois comme le communiqué a ses exigences, von Stein contraint de signaler les nouveaux envois de troupes contre Liège, les justifie par la nécessité de garder le terrain conquis.
Puis, pour entretenir dans les cœurs la fierté provoquée par la première « victoire » allemande, il revient sur les difficultés de l'entreprise et les détaille longuement.
Enfin, il donne libre cours à sa mauvaise humeur. « Ses troupes (belges) se battirent mal » lit-on dans le communiqué du 10. Les troupes c'est-à-dire les soldats, car les civils eux se battent comme des lions ! Des campagnards isolés attaquent des bataillons, des régiments, des brigades entières !! Les femmes, elles-mêmes, prennent part au combat ! Et, pour étoffer ses communiqués, von Stein jette en pâture à ses compatriotes affamés de nouvelles sensationnelles, la ridicule légende des francs-tireurs.
Laurent Lombard, Ceux de Liège : Sous les ouragans d'acier. G. Leens, 1938
Le 15 août, un « brave petit soldat » français écrit à sa mère et à sa sœur. Parti (on ne sait d'où) le mercredi 12, il est arrivé à Gironcourt, près de Toul dans les Vosges, après un voyage de vingt-trois heures. Il a apprécié les grogs très chauds offerts par de charmantes jeunes filles à Montbard, près de Dijon. Nous ne saurons pas s'il a préféré les boissons à celles qui la servaient, ou l'inverse. Son enthousiasme, quoi qu'il en soit, n'a pas encore eu l'occasion d'être ébranlé.
Partout accueil amical. Nous sommes bien reçus. Nous couchons sur la paille, naturellement, mais nous sommes admirablement nourris par un cuisinier épatant. Le moral est excellent. Tout va bien.
De-ci de-là nous parviennent des nouvelles très vagues des Allemands, et c'est ce qui nous prive le plus de manquer de nouvelles sérieuses.
Quoi qu'il en soit et quoi que vous entendiez dire, ne vous alarmez pas sur mon sort. Je suis aussi en sécurité qu'on peut l'être à la guerre. Jusqu'ici, d'ailleurs, c'est plutôt amusant, bien que fatigant. La marche, la vie de campagne, la cuisine et surtout  surtout  un appétit formidable que j'avais perdu depuis longtemps. Je ne suis pas à plaindre.
Je voudrais bien aussi que vous me donniez des nouvelles des Prussiens, bien que j'aie toute confiance que nous allons les écraser. J'ai vu passer ici trente prisonniers uhlans et nous avons entendu le canon aujourd'hui à plusieurs reprises. J'espère que la campagne ne durera pas longtemps.
Robert Lestrange, Lettres de héros (1914-1915). Imprimerie Kugelmann, 1915
Antime, dans le roman de Jean Echenoz, 14, a moins d'allant. Il s'inquiète pour l'usine, moins cependant que Charles, qui en est le sous-directeur et qui est parti à la guerre en pensant que c'était une affaire de quinze jours. De Vendée, ils ont été transportés en train vers les Ardennes, sans très bien savoir où ils étaient arrivés. Au début, cela ne s'était pas trop mal passé, malgré la fatigue du voyage.
C’est à partir du surlendemain que les choses se sont précisées : trois semaines pendant lesquelles ils n’ont pratiquement pas cessé de marcher. Presque tous les matins ils partaient à quatre heures, dans la poussière vite asséchée des routes, parfois coupant à travers champs, sans pouvoir observer la moindre halte. Au bout de quatre ou cinq jours, une chaleur sourde étant revenue, on leur faisait prendre une petite pause toutes les demi-heures à partir de la moitié du chemin, mais bientôt des hommes commencèrent de tomber tout le temps, surtout parmi les réservistes, Padioleau tombant plus souvent qu’à son tour. Puis à l’arrivée de l’étape, chacun n’en pouvant plus, personne ne voulait s’occuper de faire la cuisine et l’on ouvrait toujours des boîtes de singe sans grand-chose pour les arroser.
Il est en effet trop vite apparu qu’il n’y avait pas moyen de se procurer du vin dans le pays, ni d’ailleurs aucune autre boisson sauf un peu d’alcool brut, parfois, vendu maintenant cinq fois son prix par les bouilleurs des villages traversés – ces locaux profitant avec avidité de l’affaire en or qu’offrait une troupe assoiffée.

Jean Echenoz, 14. Minuit, 2012

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