lundi 20 octobre 2014

Claude Ollier, missing

Missing, c'est le titre d'un roman de Claude Ollier, dont les Editions P.O.L m'apprennent la mort à 91 ans. 21 livres rien que cet éditeur, beaucoup d'autres ailleurs, depuis La mise en scène, Prix Médicis en 1958 - le premier du palmarès.
Deux coups de projecteur en autant d'articles (et un entretien), pour ne pas oublier un homme qui poursuivait son travail d'écriture en toute discrétion.

Déconnection (1988) - devenu Obscuration (1999)

Le souvenir est la base sur laquelle nous construisons notre présent. Bien que le nouveau roman de Claude Ollier, Déconnection, ne dise rien de cela, peut-être est-ce son propos principal. Voilà, d’emblée, bien des incertitudes. C’est que les deux récits qui s’y entrecroisent, l’un situé en Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’autre en France après un troisième conflit international, n’ont explicitement rien pour les rapprocher. Le lecteur, désireux de se construire un univers relativement cohérent, est donc contraint d’imaginer lui-même un rapport entre les récits, et logiquement qu’il s’agit d’un personnage unique, envisagé à des dizaines d’années d’intervalle.
C’est vrai qu’il semble jeune lorsqu’en Allemagne, travailleur obligatoire – traduisez, dans le langage du vainqueur de l’époque : volontaire –, il découvre un univers bâti sur la logique et l’efficacité, d’autant plus terrible qu’il ne livre pas ses clefs à ceux qui y vivent. Et c’est vrai qu’il semble plus âgé lorsque, beaucoup plus tard, il survit dans un monde qui se déglingue, où non seulement les mécanismes les plus élémentaires de la société, ceux qui permettent par exemple aux vivres d’arriver dans les magasins, ont disparu, mais où même la capacité de lecture se perd progressivement. Toute la culture, en un mot, part à vau-l’eau. Alors qu’elle rayonnait paradoxalement sous la botte nazie…
Paradoxe ? Allez savoir. Claude Ollier ne pose même pas la question. Il écrit, il décrit, et à chacun de se poser ses propres problèmes, à se situer face aux réactions du personnage – ou des personnages, puisqu’il n’est pas certain qu’il s’agisse bien du même individu.
Cette double plongée dans le temps, recul d’un côté, avancée de l’autre, a au moins l’immense mérite de perturber le lecteur, de l’obliger à voir un peu plus loin que le bout de son nez afin de savoir qui il est, qui est l’autre, son interlocuteur le temps d’un livre.
Et comme, dans le même temps, on réédite un des premiers romans de Claude Ollier, Le maintien de l’ordre, publié d’abord en 1961, c’est l’occasion d’élargir encore un peu le réseau de lectures, de revenir aux questions de la guerre et de la paix telles qu’on pouvait les vivre lorsque le problème algérien était pour la France une blessure ouverte. Est-elle seulement refermée?

Claude Ollier semble en être à sa deuxième carrière. La première aurait été celle qu’il a faite, dans les années 50 et 60, en compagnie du Nouveau roman. Puis sa voix s’est individualisée, et dans une œuvre qui s’amplifie maintenant et semble occuper une nouvelle place.
Non seulement je n’ai pas deux carrières, mais je n’en ai aucune. Je n’ai jamais fait carrière. J’écris des livres pour moi. S’ils sont édités, je suis content, s’ils ont quelques lecteurs, je suis très content. S’ils n’ont pas du tout de lecteurs, tant pis, s’ils ne sont pas édités, tant pis. Ça ne m’empêchera pas d’écrire. C’est totalement en dehors de ce qu’on peut appeler une carrière. C’est une pratique personnelle, c’est un désir personnel, c’est entre moi et moi.
A défaut de carrière, peut-on parler de projet romanesque ? Il fut un temps où vos livres constituaient un réseau…
Oui, pendant vingt ans, j’ai écrit des livres qui formaient une suite. J’ai achevé ce cycle il y a quinze ans. Depuis, j’ai écrit quelques livres qui ont des points communs, des préoccupations, des interrogations communes mais ne forment pas une suite comme les huit premiers. Cela dit, je n’ai jamais écrit de romans. J’écris contre le roman. Le roman est caduc, pour moi, depuis 1945.
Pour des raisons historiques ?
Oui, pour des raisons historiques. Le romanesque est lié à un certain état de la société européenne, un accord entre une certaine façon d’écrire et un très large public. A mon avis, tout cela a été détruit pendant la Seconde Guerre mondiale. On peut continuer, on peut écrire des romans pendant des siècles, je n’ai rien contre. Mais, pour moi, ça n’a plus aucun sens. J’ai écrit des livres qui sont… je ne sais pas comment les qualifier. Ils sont entre le documentaire, comme par exemple mon livre sur Marrakech, et le conte philosophique ou le conte fantastique, il y a un peu de tout. Je n’ai jamais écrit de roman, par conséquent, je n’ai jamais écrit de Nouveau roman !
Le Nouveau roman vous intéressait malgré tout ?
Oui, mais ses théoriciens en ont rétréci les limites. C’est devenu tout de suite une routine un peu maniériste, un peu académique.
Pensez-vous, malgré ce que vous disiez, que vos livres peuvent intéresser les lecteurs ?
Déconnection va les intéresser parce qu’ils sont dans le même bain que moi. Ils ont cru que le grand élan des années 40, 50, 60, se prolongerait. Et, depuis vingt ans, ils sont consternés. Mais je ne pense pas que ce que j’écris puisse avoir un grand retentissement puisque, par principe, des livres comme les miens ne passent pas dans les grands médias. Ils ne sont pas censurés au sens stalinien du terme, mais ils sont évincés. A priori, on ne les aime pas. On les écarte parce qu’ils ne font pas 200.000 lecteurs. Il y a deux choses qui m’importent : écrire des livres qui tiennent debout tout seuls, indépendamment de toute espèce de bruit qu’on pourrait faire autour, et être respecté comme écrivain. Dès qu’on entre dans le cirque médiatique, on ne peut plus être respecté comme écrivain !

Missing (1998)

Frost, quelque part au Canada, du côté de la côte Pacifique, est frappé par un alignement de panneaux publicitaires, au bord de la route, et surtout par l’un d’entre eux dont le sujet tranche sur les autres. Il ne vante pas une société de services, il ne cherche pas à vendre quoi que ce soit : « Il offre le visage très agrandi d’une fillette, et jointe à son prénom, la description de ses vêtements le jour où elle a disparu de la petite ville d’où ses parents la recherchent depuis deux ans, elle avait sept ans, elle souriait, ses parents ont loué l’emplacement qui doit valoir très cher, on ne fait pas de cadeau en la matière ; suivent leurs nom, adresse et téléphone. » L’affiche porte un autre mot, au-dessus, en majuscules : Missing. Un peu plus loin, dans une gare routière, il tombe en arrêt devant les photos, nombreuses, groupées, d’enfants eux aussi « manquants ». Il hésite à photographier cet ensemble dont les sourires lui renvoient l’image d’un bonheur, il y renonce, de peur de passer pour un voyeur. Au fond, sortir son appareil n’était peut-être pour lui qu’un vieux réflexe, resurgi de sa vie antérieure, quand il était un reporter célèbre dont les articles étaient appréciés par ses lecteurs pour leur écriture autant que pour la qualité de leur documentation. Aujourd’hui, Frost est dans une sorte de retraite, dont il ne sait encore si elle est provisoire ou définitive. Il se donne le temps de voyager comme il n’avait pas la possibilité de le faire autrefois, dans un itinéraire paresseux qui le mène aussi bien dans des endroits qu’il a envie de revoir que dans d’autres où il n’avait pas encore eu l’occasion de se rendre…
Un reporter, même démobilisé, des enfants disparus, voilà un extraordinaire filon pour un romancier en mal de sujet, n’est-ce pas ? Il suffit de lancer le journaliste sur une piste, puis une autre, qui se révéleront stériles, avant de lui faire découvrir une solution à laquelle personne n’avait encore pensé. On devine très vite l’intrigue que Claude Ollier commence à construire. Vous avez dit Claude Ollier ? Cela change tout. On ne sait pas assez, en effet, combien, du groupe disparate dit du Nouveau roman, Claude Ollier est un de ceux sinon celui qui a poursuivi, depuis l’invention de la marque déposée, une œuvre personnelle marquée bien davantage par son talent que par l’appartenance à quelque école que ce soit. Dans la discrétion, certes : de la bonne vingtaine de livres qu’il a publiés, lequel a été ce qu’on appelle un succès ? Pourtant, il s’est toujours trouvé un éditeur à croire en lui et il serait temps que les lecteurs aillent voir, plus nombreux, du côté de ce qu’il propose.
Car, bien sûr, Missing ne sera pas une enquête sur des enfants disparus. En revanche, il sera, et d’abondance, question de disparition. Mais celle de Frost lui-même, malgré l’intérêt que lui porte Fahan, son admirateur le plus acharné – au point d’avoir mis en route une biographie –, malgré la rencontre avec Samantha, une étudiante de Fahan qui est aussi sa maîtresse. Malgré cela ou à cause de cela. Frost ne cherche en effet que la discrétion et la tentation de disparaître, après avoir une fois déjà dans sa carrière cessé totalement de donner des nouvelles pendant un temps anormalement long, devait être très forte quand s’ouvrent, près de lui, les espaces du Grand Nord.
Voilà qui pose beaucoup de questions, dont la plupart ne seront évidemment jamais résolues. Claude Ollier, par la bande, et en commençant par fixer dans l’esprit du lecteur les images des enfants disparus, trace un portrait de notre société dans laquelle il est difficile d’échapper à sa propre image publique – non seulement c’est difficile mais en outre cela ne se fait pas puisqu’au contraire il convient de renforcer sans cesse cette image, de l’imprimer toujours plus nette dans l’imaginaire collectif. Ici, au contraire, c’est le flou qui domine. Plus on croit en savoir, moins on comprend. Et Fahan, qui avait l’ambition de tout expliquer, se trouve au moins aussi démuni qu’avant d’avoir rencontré son héros.
Il faut ajouter que Missing se lit comme un roman d’aventures. Mais il s’agit d’une aventure humaine, qui nous renvoie, à l’arrivée, notre propre visage solitaire…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire