mardi 28 octobre 2014

La mort de Daniel Boulanger, écrivain polymorphe

C'est par Marie Dabadie, sans qui l'académie Goncourt serait une belle bande d'écrivains désorganisés, que j'apprends la mort, hier, de Daniel Boulanger, qui fut membre de cette honorable compagnie pendant 25 ans. Né en 1922, il a été un auteur prolifique, surtout connu pour ses nouvelles bien qu'il n'ait jamais négligé la poésie, le roman et le théâtre. Son visage et sa silhouette sont connus des cinéphiles, car il a fait quelques apparitions remarquées à l'écran, sous la direction de Godard, Truffaut, Chabrol ou Lelouch (entre autres). Son travail de dialoguiste et de scénariste a aussi marqué quelques films.
Son apparente facilité m'a toujours épaté. Mais je suis comme tout le monde, je n'ai pas lu l'intégralité de son oeuvre. Il était difficile à suivre, publiant en outre souvent ses livres par paires. Retour sur quatre moments où mes lectures ont convergé avec ses ouvrages, en commençant par une rencontre de 1993.


Daniel Boulanger est une des « têtes » de la littérature française d’aujourd’hui. Et pour cause ! Non content d’arborer un visage et un crâne reconnaissables entre tous, il les a traînés dans quelques films qui l’ont fixé dans les mémoires des spectateurs les plus distraits. Mais, ce qui passionne le plus cet académicien Goncourt, c’est l’écriture qu’il pratique sous toutes les formes adaptées à son imagination fertile : la nouvelle, dont il est un maître, le roman, le théâtre et la poésie. La publication simultanée d’un roman et d’un recueil de « retouches » valait bien un regard plus large sur son abondante production.
Savez-vous combien de livres vous avez publiés ?
Ça doit faire une quarantaine, non? Peut-être pas…
En tout cas, vous en êtes à deux chaque année, maintenant !
Oui, mais ce sont des choses tout à fait différentes. Il y a d’un côté des récits et de l’autre de très courts essais. Ce ne sont même pas des essais : des maximes, des images, une contraction de tout ça.
Pourquoi ne dites-vous pas : poésie ?
Parce que la poésie, pour moi, est une chose mesurée, dans un cadre bien précis. On fait un sonnet, un triolet, tout ce qu’on veut. Parfois, j’ai un ou deux vers, oui, un octosyllabe, un décasyllabe, ce sont des choses qui arrivent, et je les garde parce que ça sonne bien. Mais ce n’est pas mon but.
Certaines de vos retouches ressemblent à des haïkus. Est-ce volontaire ?
Non. Ce sont des raccourcis, dans lesquels je voudrais à la fois mêler la contemplation, la prière, la pensée, l’apophtegme, une morale, une maxime, tout ça sous un titre.
Et puis, vous rangez ces titres dans l’ordre alphabétique, tout simplement…
Oui. Dans ma bibliothèque, mes livres sont aussi rangés par ordre alphabétique. Je trouve cela tellement facile, tellement commode. Je fais quelque chose sur la mélancolie, je mets la lettre « M ». Voilà.
La poésie – appelons ça ainsi, malgré tout – occupe-t-elle une place quotidienne dans votre vie ?
C’est absolument régulier, mais avec des trous. J’y pense tout le temps, mais il y a des jours où ça ne va pas. En ce moment, par exemple, ça ne va pas fort. J’ai du papier sur ma table, la plume, et puis, non, je balance ça à la corbeille, ça ne vaut pas un clou.
Est-ce quelque chose que vous savez tout de suite ?
Oui. Et il y en a dont on sait tout de suite que ça aura lieu, que ça existera, même si on l’a raté, parce qu’il manque très peu de chose, alors je cherche et ça finit par venir. Mais si, au départ, je me sens mal à l’aise, si c’est quelconque, alors: corbeille! On passe à autre chose.
Avez-vous certaines heures pour faire ça ?
Je suis un type du matin, je l’ai toujours été. Mais, avec l’âge, ce n’est plus du tout cinq heures et demie, ce serait plutôt huit heures, maintenant.
Parce que c’était cinq heures et demie ?
Oui, depuis ma tendre jeunesse, parce qu’au séminaire – au petit séminaire, de la sixième à la première –, le réveil était à cinq heures et demie. C’est une très bonne habitude, que j’ai gardée.
Cette formation vous a-t-elle marqué positivement ou négativement ?
Je ne sais pas. Si c’est négatif, c’est que je ne le mérite pas. Quand une chose est négative dans votre vie, faites attention à ce que ce ne soit pas de votre faute ! Finalement, c’est positif, tout ça, même si je ne crois plus depuis longtemps, si je ne pratique plus depuis encore plus longtemps. Mais c’est positif. Je regrette même de ne pas avoir inculqué ça à mes enfants, le lever très tôt. Peut-être ai-je eu tort, je n’en sais rien. Mais ce n’est plus comme ça, maintenant, dans ma famille.
Nous parlions des retouches. Il s’agit d’un travail court, ce qui correspond bien à votre manière de faire puisque vous êtes nouvelliste. Écrivez-vous rapidement une nouvelle, ou bien est-ce qu’au contraire c’est long ?
Il me manque le temps pour faire court ! Mes manuscrits sont raturés, gribouillés. Il y a trois, quatre, cinq lignes tout à coup qui viennent bien. Mais, en gros, c’est très raturé.
Quand vous commencez une nouvelle, à quel moment la terminez-vous ?
Le plus tôt possible. Quand c’est commencé, j’aime bien finir. Il n’y a pas vraiment de loi mais, une nouvelle commencée, je la finis avant de passer à autre chose. Rien n’existe à côté. Quand j’écrivais un scénario ou des dialogues de film, je ne faisais non plus rien d’autre. Et les retouches – j’aimerais tellement imposer ce nom-là, ça fait un bel ensemble, maintenant ! –, ce n’est pas du tout quelque chose que je fais entre deux nouvelles ou un soir… Il m’est arrivé d’en écrire dans les trains, en revanche. Il m’arrive aussi de lire dans un train. Non, je fais une chose, et pas deux. Voilà.
À propos de scénarios et de dialogues, le cinéma vous a aussi beaucoup requis. Est-il toujours aussi présent dans votre travail ?
Il y a quinze ans que je n’ai plus fait de films, alors que j’ai travaillé sur plus de cent films. On m’en a proposé un, ce n’est pas vieux, il y a quarante-huit heures. Mais je ne sais pas, j’achève le livre. Je ne l’ai pas terminé dans la nuit, c’est un mauvais signe…
Pourquoi quinze ans sans films? 
Je n’ai pas été bien. Vous me direz : ça ne vous a pas empêché de faire des livres. Je voulais faire des livres, et je le veux toujours. J’en cherche un pour l’an prochain, j’ai deux ou trois idées, deux ou trois pistes. Et si je me décidais, disons après-demain, je ne ferais pas de film.
Les livres passent-ils donc toujours avant les films ?
Oui, toujours.
Quand même : auriez-vous écrit davantage de livres si vous n’aviez pas travaillé autant pour le cinéma ?
Je ne sais pas. C’est une gymnastique tellement différente et amusante, ça me distrait. En plus, elle vous fait vivre, enfin, moi, elle me fait vivre mieux. Je ne vivrais pas avec les livres.
Et si vous étiez devenu acteur à temps plein ?
Ça, ce sont des camarades qui m’ont demandé de venir jouer. J’aurais pu faire une carrière, mais j’ai passé mon temps à dire non.
Vous connaissez donc, et sous plusieurs angles, le monde de l’édition et celui du cinéma. Y a-t-il des points communs entre eux ?
Non. Pour la nouvelle, la retouche, le roman, je suis seul à ma table, responsable de tout. Tandis qu’un scénario, je l’écris évidemment seul, et puis on me dit : non, là, tu sais, il faudrait faire ceci… Ce n’est jamais un produit fini, même si j’ai eu la chance d’avoir des acteurs et des actrices qui ont dit parfaitement et scrupuleusement des dialogues que j’avais écrits.
Parlons donc du roman, puisque vous en êtes le maître d’œuvre. Dans Ursacq, le livre que vous venez de publier, le personnage principal, Monsieur Louis, vous ressemble au moins par un aspect : il aime soulever les toits des maisons et connaître les histoires des gens. Vous aussi, non ?
Tout à fait. C’est un homme qui a mon âge, exactement (j’ai 71 ans), et dont je raconte toute la vie, avec tout ce qui se passe: comment il a traversé la guerre, comment il vit, quels sont ses amours… Je l’envie assez : il n’a jamais quitté Ursacq, il n’en a jamais éprouvé le besoin. Mais il est à la fois moi et pas moi, parce que je ne lui ressemble en rien. La guerre, il la passe comme je la raconte, tranquillement. Moi pas. Pendant qu’il gardait les vaches et qu’il regardait passer Pierre Laval, moi j’étais en taule à dix-huit ans. Il n’est pas marié, il n’a pas d’enfants. Moi, je me suis marié, j’ai des enfants. Je n’ai jamais eu de maîtresse et je n’ai jamais été client d’un bordel. Finalement, il n’est pas client de bordel, c’est beaucoup mieux que ça : il a des rapports avec une fille publique mais qui est aussi la filleule de la maîtresse de la maison…
Monsieur Louis n’est pas marié, il n’a pas de femme. Mais il est quand même tenté par l’idée de vivre avec Divine, dont il se dit qu’il ne la verrait pas mourir, puisqu’elle est plus jeune que lui. La mort est-elle très présente dans son esprit ?
C’est la base même du livre. Mais c’est d’une cocasserie mélancolique : il voudrait que Divine, puisqu’elle s’appelle comme ça, devienne une œuvre. Alors il lui dit : tu n’as qu’à décrire toutes les passes avec tes clients. C’est plein de moquerie, j’espère que ça se voit. Toute l’astuce était de ne pas tomber dans les travers d’aujourd’hui : on ne lit plus que des choses plutôt sales, et personnellement ça me dégoûte. Ici, c’est suggéré tout à fait innocemment.
Vous avez donc cherché à éviter des scènes « osées » ?
Oui : choisir ce sujet-là et ne jamais en parler, c’était ça mon astuce. Monsieur Louis dit à Divine que ce qu’elle écrit est tellement fort – toutes les fantaisies abominables des hommes, toutes les perversions – qu’il faut aérer, mettre un bouquet là, décrire le bouquet, parce qu’elle aime les fleurs et que Monsieur Louis lui apporte des fleurs. Donc, il y aura des descriptions de bouquets qui feront des transitions entre les passes. Et puis, il dit : mets quelques prières aussi.
C’est le petit séminaire qui revient à la surface ?
Si vous voulez. Mais, bon, on a tous envie de faire une prière de temps en temps, même si on ne sait pas à qui. Le juron est une prière, une prière retournée…
Monsieur Louis avait-il décelé chez Divine, en plus de ce qu’elle avait à raconter, un véritable talent ?
Oui. J’ai souvent été frappé par une espèce de richesse de certains êtres non pas disgraciés mais auxquels on ne prête pas attention. Il suffit de les faire parler et vous vous apercevez que, tiens, celui-là, ou celle-là… Cela m’est arrivé plusieurs fois.
Vous aimez bien faire parler les gens ?
Oui, mais je n’ai aucun mérite. Je prends le train, j’ai un changement, j’ai trois quarts d’heure que je passe au buffet de la gare : s’il y a trois, quatre gars au bar, il y en a deux qui me racontent leur vie. Je ne sais pas pourquoi. Ça a toujours été comme ça. Et hop ! ça y est : des histoires ! Vous piquez, une incidente, là, et ça repart… Formidable !
Vous arrive-t-il d’utiliser ces histoires ?
Je les ai utilisées. Prenons un exemple, si vous voulez. Un jour, je sors dans ma rue, qui est une rue très étroite, de la largeur d’une voiture, la rue du Heaume, et je tombe sur une vieille, avec son cabas noir. Je lui dis : Ah ! c’est lourd, hein? Tout bêtement, c’est idiot. Et je me dis : qu’est-ce que ça sent ? Ça puait. C’était une partie des restes de ses chats qu’elle « dés-enterrait ». Elle m’a expliqué : son petit jardin, au pied des remparts, allait devenir je ne sais quoi, peu importe, elle s’était dit qu’ils n’auraient pas son pommier, ni ses chats. Elle avait huit, dix chats, qu’elle avait enterrés au pied de son pommier, et elle les désenterrait. J’ai su comme ça l’histoire de cette malheureuse, et j’en ai fait une nouvelle. Ça démarre comme ça. Il faut être un peu curieux, bien sûr…
On n’imaginerait pas ce genre d’histoire à Paris, ça ne peut arriver qu’en province, des choses comme ça…
Je vous arrête : j’ai été vingt-cinq ans à Paris, dans une maison, avec deux arbres. Dans ma rue, qui était le prolongement de la Villa d’Alésia, je connaissais toute la vie des gens des immeubles d’en face, et j’en ai tiré deux ou trois nouvelles formidables. Il y avait une femme que je voyais avec ses hauts talons, son manteau assez long avec une petite fourrure au bas, toujours très bien coiffée, un peu espagnole, un peu forte, avec son gros sac, ses grosses lèvres rouges, ses yeux faits… J’ai pensé un moment qu’elle était professeur de piano, mais je n’entendais pas de piano. Et puis, un jour, boulevard des Italiens, je la vois qui fait la retape ! C’était elle, elle allait travailler là-bas et puis elle rentrait chez elle, dans ma petite rue, avec son air de professeur de piano. Vous comprenez, j’ai fait une nouvelle de ça !
Au fond, vous vous intéressez aux gens !
Mais oui ! À quoi voudriez-vous que je m’intéresse ? Je préfère les gens aux chats, aux chiens…
C’est votre secret ?
Oui. Et puis, je me dis toujours : quelle tête est-ce que j’ai pour celui-là ? Pour qui me prend-il ? Qu’est-ce qu’il croit que je fais ? Et, quand j’ai fait quelque chose de pas bien, je me dis : mais qu’est-ce qu’on pense de toi ? Donc, je m’intéresse aux autres…


Mais où va-t-il chercher tout ça ? Daniel Boulanger a écrit un nombre incroyable de nouvelles qui sont autant d’histoires souvent fortes, avec des personnages et des événements propres à marquer les mémoires, et un savoir-faire qui est beaucoup plus qu’une technique : la marque d’un talent dont chacun s’accorde à reconnaître qu’il n’en est guère de cette qualité dans le paysage littéraire français aujourd’hui. Sa réserve de sujets paraît inépuisable et, quand un de ceux-ci se présente à lui avec une richesse de variations thématiques suffisante, il n’hésite pas à en tirer un vrai roman. Caporal supérieur est, après tout, son vingtième roman, ce qui nuance pour le moins son étiquette de nouvelliste. Disons qu’il est un formidable raconteur d’histoires, et qu’on ne se lasse pas de partir en sa compagnie dans l’exploration des petits et grands secrets sur lesquels se construit l’équilibre précaire d’une petite ville de province, comme c’est le cas ici.
Saint-Bastin, sur la côte picarde, n’a rien de très exceptionnel. Un peu plus d’habitants l’été, parce que s’ajoutent, à ceux qui vivent là toute l’année, un certain nombre de vacanciers. Mais, dans le récit qui nous occupe, leur place reste complètement en dehors. Ils sont à peine un élément du décor. En revanche, les habitants de Saint-Bastin forment une communauté dont la mémoire collective est riche en événements plus ou moins reluisants, plus ou moins avouables.
Léa Chambourd a d’étranges lectures. Pensez donc : des vies d’Héliogabale, de Néron, de personnages certes hauts en couleur mais que l’Histoire a marqués du sceau de l’infamie, malgré leur caractère flamboyant. Cette veuve de soixante ans n’a pas l’âge de ses artères. D’ailleurs, plusieurs de ses anciens amants continuent de lui faire une cour assidue dont son orgueil paraît s’accommoder assez bien. Il se dit même, mais c’est une rumeur, et que voulez-vous, dans les petites villes, les rumeurs… il se dit même que la petite Solange, cette paysanne encore mal dégrossie dont les seize ans égaient sa maison cossue, serait bien venue lui apporter un regain d’ardeur avec un genre d’amour plus purement féminin. Mais les mauvaises langues rapportent tant de choses. Et Daniel Boulanger, omniscient, de nous montrer la réalité, plus simple, plus simplement pure…
Pas de quoi s’inquiéter, donc. En revanche, ce qui est inquiétant, c’est la disparition d’un, puis de deux, puis de trois figures locales. La première fois, toutes les hypothèses étaient recevables. Une disparition, cela relève de la fugue aussi bien que du meurtre, et il n’y a guère de raison de privilégier une explication plutôt que l’autre tant que les faits n’auront pas apporté une certitude. Mais deux disparitions, trois… C’est assez pour ouvrir les secrets de Saint-Bastin à un inspecteur de police venu de l’extérieur.
Lamentin n’a pas de véritable méthode, sinon de prendre son temps. Laisser émerger des pans de vérité, comme des cadavres finissent par remonter à la surface. Il plonge dans cet univers opaque sans chercher à en comprendre immédiatement ce qui le structure. Au risque, d’ailleurs, de finir par s’en faire une image qui ne ressemble pas du tout à la réalité. Mais qu’importe, si une logique est respectée, chaque cadavre à sa place, d’un côté les victimes, de l’autre un coupable ?
Daniel Boulanger pratique le récit comme Lamentin mène son enquête : sans avoir l’air de s’y intéresser de trop près. Il a ses personnages, ceux-ci racontent des morceaux d’histoires, et puis on va voir ailleurs, comme dans une digression sans rapport direct avec ce qui précédait. Un amateur paresseux de puzzles placerait ainsi les pièces devant lui, sans trop se préoccuper de leur situation dans l’espace, sans avoir l’air de vouloir reconstituer le résultat auquel il est censé aboutir. Et, à la fin, toutes les pièces sorties, on aurait quand même devant soi l’image complète, par un coup de baguette magique qui s’apparente au génie.
En fait, chaque information est utile, bien sûr, comme chaque pièce du puzzle est nécessaire à son achèvement. Si elle ne nous fait pas directement avancer dans l’explication de ce qui se passe, elle nous introduit dans l’intimité d’un personnage, et c’est en étant plus proche de celui-ci que nous devinons, plutôt que nous comprenons, quelle doit être la vérité. Nous le devinons mieux, en tout cas, que l’inspecteur délégué sur les lieux pour éclaircir l’affaire. Il est vrai que notre guide est le meilleur qui puisse être : c’est lui qui a tout inventé !
Caporal supérieur est un régal, à déguster comme son auteur le fait avec un de ces cigares qu’il affectionne : bouffée après bouffée, en laissant à l’oxygène le temps, entre deux volutes, de raviver le goût.
En même temps, fidèle au genre le plus bref qui soit après l’aphorisme (et dont il doit être, sauf erreur, l’inventeur), Daniel Boulanger donne une nouvelle série de retouches : Sous-main. De petits traits qui éclairent un moment, une idée. Une autre promenade paresseuse à travers le réel transfiguré par l’écrivain. Dont la paresse ressemble décidément beaucoup à un véritable travail de fond !


Daniel Boulanger s’amuse. On le devine, humant le vent, scrutant les portes fermées, devinant à un regard le début d’une histoire – quand ce n’est pas un début et une fin, avec un milieu entre les deux… Et le voilà à sa table, travaillant à une retouche, une nouvelle, un roman ou une pièce de théâtre. Année après année, les livres s’accumulent – plus de soixante aujourd’hui – sans le lasser, puisqu’il trouve toujours de nouveaux fils sur lesquels tirer jusqu’à dévider parfois une pelote entière. Et le lecteur s’amuse avec lui de la manière dont la pelote se défait, surveille les mouvements de chat d’une écriture si souple qu’on croit sans cesse qu’elle va se briser – mais elle rebondit d’un autre côté, et l’esprit la suit avec gourmandise, attrapant des reflets de fausse réalité qui sont authentique fiction…
S’agissant de reflets, Le miroitier, un des deux livres qu’il a publiés au début de l’année, en offre jusqu’à l’éblouissement.
C’est une petite commune qui ne se pousse pas du col : Aussoy-sur-Orbe. Le jour où il en sera question dans une émission radiophonique intellectualisante, Au niveau du suivi, pour en faire un modèle franco-français, les touristes commenceront bien à y débarquer. Mais la marée montante refluera très vite devant l’absence d’intérêt présenté par les lieux comme par les habitants. Jules-Ambroise Niqué, animateur de cette émission, aurait mieux fait, avant de tresser des louanges qu’il devra ensuite ravaler, d’écouter ce qui s’était dit dans un programme certes plus populaire, un jeu radiophonique au cours duquel un couple s’était furieusement moqué de la manière dont la petite ville cultivait sa platitude, avec néanmoins une certaine suffisance, et peut-être même ce qui se fait de mieux en narcissisme.
Du moins le couple déçu (c’est peu dire) par son passage à Aussoy-sur-Orbe a-t-il percé un des secrets les mieux gardés de cette étrange communauté : « Les grigris de cette peuplade sont des morceaux de verre, et nous ne nous avançons pas en précisant qu’elle a un gourou dans la personne d’un miroitier. »
Médard n’est peut-être pas un gourou, mais il a, par l’intermédiaire de son commerce de miroirs mené à sa manière très personnelle, la mainmise sur la plus grande partie de la population. Pas question pour lui de vendre n’importe quoi à n’importe qui. Ses miroirs sont presque des êtres vivants, et les reflets qu’il y voit ont en tout cas le pouvoir de révéler davantage que la réalité elle-même. Pouvoir mystérieux, inquiétant, dont il tâche de faire le meilleur usage possible sans trop intervenir dans les événements qui doivent survenir. Sans toucher non plus aux liens illégitimes qui se sont noués entre des habitants dont aucun ne mériterait d’être dit cocu tant la situation paraît normale aux yeux de tous, et est en tout cas acceptée comme telle. Seul le miroitier lui-même, le jour où il décèle une lueur nouvelle chez sa danseuse de femme, se met à trembler inconsidérément… Grazyna, qui s’est échappée d’une troupe polonaise en tournée et s’est réfugiée dans les bras de Médard, possède pourtant bien des talents, et pas seulement celui de donner ses cours de danse – devant des miroirs, cela va de soi – au risque de détourner la jeunesse de l’église.
Cela, et tout le reste dont il est impossible de rapporter la complexité rendue simple par le génie du romancier, n’est sans doute qu’une rêverie. Mais nous y participons avec ferveur, jouant le jeu que Daniel Boulanger nous propose sans nous l’imposer, jusqu’à miner le terrain des références : le chevalier d’Aiguisy, narrateur du roman, est aussi l’auteur supposé du texte placé en épigraphe de Taciturnes, son dernier volume de « retouches » – dans lequel on trouve pas moins de trois retouches au miroir, dont celle-ci :
« Le jour rêve sur toi
Lac où vit l’ombre des signes »


Il faut saluer comme il se doit le talent du rédacteur qui a mis la dernière main à la quatrième page de couverture du dernier roman de Daniel Boulanger : de ces deux cent cinquante et quelques pages de pétillement ininterrompu, il est parvenu à tirer la substance d’un résumé qui a l’air de raconter une histoire. Ne nous faites pas dire ce que nous n’avons pas écrit : une histoire, il y en a bien une, que l’on peut suivre à peu près comme elle est réduite en quelques lignes dans le prière d’insérer. Sauf qu’il est permis de vagabonder dans ses marges et qu’elle n’est sans doute pas ce qui retient l’attention. À tel point que l’envie vient de commencer par la fin ou presque, un bout de dialogue dans la dernière page :
« — […] Le monde est petit, monsieur…
— … et tourne sur lui-même. C’est le titre et la forme de mon étude, dit le violoniste en ôtant d’un coup de dent le crin qui pendait à son archet. »
On ne fait pas pour autant, dans Les mouches et l’âne, un tour pour rien. Daniel Boulanger, dont l’imagination déverse à flot continu, depuis un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, nouvelles, romans, poèmes (dits : retouches), pièces de théâtre, et encore passe-t-on sur son travail pour le cinéma (quand il ne fait pas l’acteur), Daniel Boulanger donc, reprenons notre souffle, peut tout se permettre. Y compris de commencer un roman par la représentation d’une pièce moins bonne que les siennes, mais où un beau jeune homme frappe un esprit féminin.
« On ne sait pas
toujours qui parle,
mais on parle »
Ce n’est qu’un début. S’il y a un âne, ce serait le président de la République et, autour de lui, les mouches vont et viennent, affairées semble-t-il à montrer qu’elles vivent plutôt qu’à toute autre activité. Pour prouver leur existence, elles s’agitent, discutent, se disputent, philosophent ou croient le faire comme au zinc du bistrot, voire préparent un attentat qui leur donnerait peut-être le statut d’âne, celui qui est au centre, c’est-à-dire nulle part…
Une succession de brefs tableaux souvent dialogués produit l’effet d’accumulation recherché. On ne sait pas toujours qui parle, mais on parle, à la manière du perroquet Fakir, « personnage » dont on évoque ici la mémoire tout en déplorant la pauvreté de son répertoire. Il n’a répété qu’une phrase au long de sa vie : « Je n’ai rien contre, je n’ai rien contre. » Pour utiliser davantage de mots, il est des humains dont le discours, tel qu’il est imaginé par Daniel Boulanger, sonne bien plus creux.
On va donc, dans ce roman qui masque sa structure sous l’abondance des digressions, en écoutant les uns et les autres, futiles qui se donnent de l’importance, et toute la condition humaine, à la fin de ce tour qui, en effet, n’était pas pour rien, s’en trouve mise à nu, impitoyablement.
Plus nus encore sont les poèmes de Daniel Boulanger dont, sauf erreur, Le tremble et l’acacia est le vingtième volume. Le premier, qui reçut en 1970 le prix Max-Jacob, s’intitulait Retouches. Le mot est resté pour désigner des textes brefs, rangés par ordre alphabétique des sujets et qui redessinent, de manière aussi minimaliste que précise, des choses, des moments, des sentiments que l’on croyait avoir vus, vécus, connus cent fois. Les voilà comme neufs sous l’œil du poète.
Deux lignes pour la « Retouche au souvenir » :
« Toujours en plus petit
Dans sa poupée russe »
Trois fois plus, ce qui reste bien peu, pour la « Retouche à la visite », la dernière dans l’ordre alphabétique et donc dans le recueil:
« Dans un dimanche vieux
Face à la porte ouverte
Sur le dallage sans dessin
La chaise vide attend le voyageur
Son chapeau à la main
Dont l’intérieur est aux initiales de Dieu »

Ainsi va Daniel Boulanger, de livre en livre, moins étonné sans doute par le monde qu’il aimerait le faire croire, et beaucoup plus lucide qu’il le montre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire