dimanche 16 novembre 2014

14-18, Albert Londres sous Dixmude


Dans une rue de Dixmude, la cité belge dont il ne reste aujourd'hui que des ruines fumantes, un obus, éclatant, provoque l'éboulement d'un pan de mur, tout près d'un photographe qui en a pris ce terrifiant cliché. (D'après l'Illustration.)

Sous Dixmude

[De l’envoyé spécial du « Matin »]
Furnes, 10 novembre.
Nous étions partis pour Dixmude. Nous ne sommes allés que sous Dixmude. Les Allemands contre-attaquant étaient rentrés dans ces ruines. Contre-attaquant, Belges, fusiliers marins et zouaves les avaient bloqués dans les rues. Ça tapait. Pour enrayer l’avalanche, l’ennemi voulait crever le pont de l’Yser. Nos amis passaient dessus, les « brisants » le rataient.
Des éclairs de foudre humaine vous rayaient la vue, vous déroulaient, dans l’estomac, une infernale toupie. Ça tapait. Les Allemands avaient descendu leurs hommes de Nieuport. C’est ici qu’il fallait foncer. Ils y allaient le front bas, en vrais bœufs. Ils foncent comme ça, jamais l’œil au ciel. Ce qu’ils font ce n’est pas parce qu’ils voient l’étoile, c’est parce qu’ils ont du jarret. Dans Dixmude, à coups de feu, à coups de crosse, à coups de gueule s’arrachait la partie. À coups de gouttes de sang elle se marquait.
C’est par Pervyse que nous avions pris. Il y a deux semaines ce village était en pleine agonie. Il est mort. Insensibilité progressive du cœur !
Ce contact ne ralentissait plus notre pas. Au début un spectacle de cette douleur nous eût cloués. Chose familière, il passait devant nos yeux. Se ferait-on à la barbarie ? Ne penserait-on plus, face à ce désastre, que des familles apprendront peut-être en rentrant qu’on leur a détruit à la fois et leur fils et son berceau ? Cet hôpital de vieillards écroulé avec un vieillard dessous, cet anéantissement immédiat de tant d’efforts quotidiens, cette aile dévastatrice qui plane, tout cela ne vous empoignerait donc plus ?
C’est la guerre. Tout a perdu ses proportions. Ce qu’il faut pour vous chavirer maintenant, ce ne sont plus les grandes lignes des catastrophes : l’âme s’est faite à leur mesure.
En traversant Pervyse, au milieu de la ruine totale, ce qui nous a remués, ce sont deux maigres sœurs Saint-Charles qui, retroussées, s’en allaient vers les souffrances porter un matelas. Un matelas, mes sœurs ; pour tant de jeunes hommes, quelle jolie foi !
Vous avez devant votre mémoire cette ligne de chemin de fer qui se trouvait entre Pervyse et l’Yser, cette ligne où se sont arc-boutés les Belges pour rejeter l’Allemand derrière la rivière plusieurs jours enjambée ? Elle fut le rempart de toute la côte. Elle est l’ossuaire des présomptueux.
L’eau et le canon ont travaillé ensemble sur ce chantier. L’eau s’est quelque peu retirée, le canon hurle, dans un autre sens ; il reste le charnier détrempé. Venez voir, mères d’Allemagne, ce que, par cupidité, sous raison d’idéal, votre maître a fait de vos enfants. Si nous étions des Prussiens, nous prierions le vent de vous apporter cette odeur des vôtres. C’est d’ailleurs tout ce qu’il pourrait vous rendre d’eux.
Allons vers Dixmude. 7 kilomètres 600 encore. Nous ignorons ce qui s’y décide. Ne croyez pas que nous sommes au courant. Ce que nous connaissons, c’est ce qui est sous nos yeux. Nous savons, par exemple, à cette minute, que cette batterie vient d’être découverte, car elle file à coups de fouet. C’est un des traits qui silhouettent le mieux la guerre. Elle était là, tapie, crachant d’entrain sa mort à 4 000 ou 6 000. D’aussi loin, voilà qu’elle en reçoit autant. Elle attelle, se hâte, décampe. Les chevaux sont un peu saouls. Elle sort du champ, gagne la route. Le vent fait enfler le manteau des hommes. Tout en activant sa lanière sur le flanc des bêtes, l’artilleur se retourne. Il regarde la place qu’ils occupaient. Les shrapnells descendent dessus. Ça le lait rire. Ces shrapnells frappant à une porte où il n’y a plus personne. La batterie se rassied. Les chevaux soufflent. Elle est prête à recracher son baptême.
Et ce qui est sous nos yeux, pour le moment, la batterie passée, ce n’est plus rien. Plus de soldats, pas même de tombes : la terre. Mais la terre est devenue notre amie ; elle nous confie ses douleurs ; elle nous dit, nous montrant ces grands trous qu’on lui a faits dans le ventre : « C’était hier ! » Nous tâchons de ne pas trop peser sur elle. « Va voir, dit-elle aujourd’hui, c’est plus loin. » C’était plus loin, c’était à partir de Caeskerke.
Les Allemands, au matin, avaient repris Dixmude. On n’allait pas le leur laisser. Le mouvement se faisait là. Les Belges et les fusiliers donnaient déjà. D’autres Belges, sur la route, dans l’énervement, remuaient. Ils regardaient plusieurs fois de suite si leur fusil était bien chargé. Ils étaient en rang ; dans le rang, il se formait des groupes. Un soldat courait dix pas : il allait dire un mot à un camarade. Ce n’était plus la guerre de tranchées. On allait se voir d’un peu près !…
Le même soldat, revenu à sa place après avoir couru, recourait vers son ami : il avait oublié une partie des recommandations. Il y en avait sur les nerfs, les yeux tiquant, les doigts jouant, le sang en course ; il y en avait d’obéissants ; il y en avait de forts.
L’amiral qui commandait les fusiliers marins demanda des zouaves. Le nombre manquait de notre côté. Les Allemands pesaient trop. Les zouaves rappliquaient. Ils avaient plus que jamais l’air d’être deux dans leur culotte. Les Belges, déjà debout, se levèrent, tous du torse. Ils leur crièrent : « Bravo ! » En réponse, ils prirent leur chéchia par le cordon, lui firent faire des tours et se la recollèrent sur le crâne. Les Croix-Rouge étaient devant leur civière. « Retiens-m’en une ! » dit un zouave. Ils passaient sous le vent du clairon. Les Belges voulaient emboîter.
La fusillade roulait. L’Allemand devait terriblement pousser. Ce côté de la ville dégorgeait. L’amiral demanda des zouaves. Ça roulait. Les Belges y partirent. On se mêla. Tout se mêla : les hommes, les heures. Le soir, rien n’était décidé. Les Allemands étaient à Dixmude, les Belges, fusiliers et zouaves, en bouchaient la sortie. Il pleuvait.
Il fallut refaire beaucoup de kilomètres dans l’eau, la nuit et l’émotion. Les chiffres qui sont marqués sur les bornes des routes ne représentent plus pour nous des chiffres, ce sont des tableaux, des circonstances, des rencontres. Nous n’avons pas à marcher, de tel poteau à tel poteau, mais à fouler l’endroit où mourait ce petit Belge en ne disant rien, ni de sa mère, ni de sa ville, ni de son secret. Ceci n’est pas un croisement de chemins, c’est cette ambulance dont nous avons vu crouler le toit avec le major. Ces vingt maisons ne sont pas vingt maisons. C’est ce débat d’âme d’un général découvert par les obus, se demandant s’il doit sauver la manœuvre en se retirant ou laisser supposer à ses troupes présentes qu’un chef ne tient pas sous la mitraille.
Ainsi la route nous est une présence. Nous l’entretenons de nos souvenirs, butant parfois sur un cheval gonflé. Mais ce soir, nous ne pourrons converser longuement ensemble. Elle n’est pas à nous seule. Elle est aux compagnies qui vont vers Dixmude.
Car vous pensiez que c’en était fini de l’Yser, que les Belges l’avaient suffisamment gagnée ? Pas encore ! Il y a toujours des trognes qui s’y mirent. Alors les Belges accourent. L’Yser ! Ils lui donneront leurs cadavres à bercer plutôt que de lui laisser ce reflet sur la face.
Albert Londres.

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