jeudi 1 janvier 2015

Julian Barnes prend de l'altitude

Julian Barnes n’est jamais meilleur qu’au moment où il navigue entre le document et le récit. Dans une œuvre abondante, une vingtaine de livres traduits en français, Le perroquet de Flaubert reste un sommet gravi avec allégresse grâce à l’alliance de l’érudition et de la liberté de ton. Les mêmes qualités sont convoquées dans les deux premières parties de son dernier livre, Quand tout est déjà arrivé. L’écrivain y ajoute, dans la dernière, qui est aussi la plus longue, l’intimité d’un chagrin très personnel provoqué par la mort de son épouse. C’est « La perte de profondeur », après « Le péché d’élévation » et « A hauteur d’homme » dont on pouvait se demander où cela nous conduisait.
La structure est soulignée par l’écho qui circule entre les premières phrases de chaque partie : « Vous réunissez deux choses qui n’avaient encore jamais été mises ensemble. Et le monde est changé. » Puis : « Vous réunissez deux choses qui n’ont encore jamais été mises ensemble ; et parfois cela marche, parfois non. » Enfin : « Vous réunissez deux êtres qui n’ont encore jamais été mis ensemble. » Le troisième postulat, en passant d’un niveau matériel à un niveau humain, réunit, « en termes de sentiment et d’émotion », toutes les possibilités offertes par les deux premiers.
Le monde change, ou non. Cela marche, ou non. Le monde change dans « Le péché d’élévation » où deux aventuriers et une femme ardente rivalisent d’audace pour se hisser au-dessus de l’écorce terrestre. Le ballon est né avant Fred Burnaby, avant Sarah Bernhardt et même avant Félix Tournachon, mieux connu sous le nom de Nadar. En 1858, il combina l’aéronautique et la photographie pour fixer l’image du sol vu de haut. Deux choses qui n’avaient jamais été mises ensemble. Il en va ainsi du vol aérien et de la traversée de la Manche dans la deuxième partie, où Fred Burnaby et Sarah Bernhardt créent un lien entre les rives… Cela marche !
Ces pages placent les faits en perspective, utilisant l’altitude et la profondeur physiquement, mais aussi au sens moral et psychologique. Tous les éléments sont destinés à resservir dans la dernière partie, jusque dans des détails matériels qui suscitent des images inédites. L’aéronaute en ballon, soumis aux caprices des vents et à qui la terre est parfois masquée par des nuages, ne connaît pas sa vitesse de déplacement. Burnaby imagine un indicateur de vitesse constitué d’un « petit parachute en papier attaché à cinquante mètres de fil de soie. » Il suffit alors de mesurer le temps que met le fil à se dérouler pour connaître la vitesse. Rapportée au deuil et au chagrin après la mort de la femme aimée, l’invention manque cruellement : « Le chagrin est vertical – et  vertigineux – tandis que le deuil est horizontal. […] Vous n’avez pas d’utile petite invention semblable à un minuscule parachute en papier attaché à cinquante mètres de fil de soie. »
Le veuf prend de la hauteur mais il ignore si cela peut servir à quelque chose, ou non. Si l’atténuation de la douleur est un progrès, le progrès ne connaît pas d’évolution constante. Il y a des rechutes. Comme dans l’histoire de l’aéronautique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire