jeudi 23 avril 2015

14-18, Albert Londres en Grèce schizophrène




La Grèce entre le roi et Venizelos
(De notre envoyé spécial)
Athènes, avril 1915.
Éleuthère Venizelos quitte sa patrie.
Il va d’abord à Samos, mais ce n’est qu’une escale.
Meurtri, l’homme qui doubla le territoire de son pays, se voit contraint de s’en éloigner. C’est pour lui une question d’honneur. Après quinze jours dans cette île, il gagnera l’Amérique.
Les faits, vous les connaissez. Les voici résumés : Dans des mémoires adressés au roi et rendus publics, M. Venizelos faisait connaître que le roi et lui – le roi sur ses propositions – avaient envisagé l’hypothèse de la cession de Cavalla à la Bulgarie. Ce sacrifice assurait la neutralité ou la bienveillance de cette puissance. La Grèce, libre enfin de cette préoccupation, participait à la guerre aux côtés de la Triple-Entente. De larges terres en Asie Mineure auraient compensé la perte de Cavalla.
Le gouvernement démentit cette partie du mémoire. M. Venizelos écrivit directement au roi, faisant appel à ses souvenirs. Au nom du roi, le gouvernement répliqua que M. Venizelos n’avait pas sciemment altéré la vérité mais qu’il s’était mépris sur le sens des paroles royales.
Cette réponse du trône frappa au cœur le patriote. Il déclara tout haut qu’elle était une insulte. Il part et ne rentrera dans son pays que lorsqu’il en sera lavé.
Quel trouble cet exil volontaire peut-il jeter en Grèce ?
Pour le moment, avant les élections, et par la volonté de M. Venizelos, aucun.
Les élections devraient avoir lieu dans trente jours. On a prêté au gouvernement l’intention de ne pas les faire. Non ; peut-être les retardera-t-il. Déjà le prétexte est trouvé : le menuisier ne pourra pas livrer à temps les urnes commandées pour les nouvelles provinces. Cet empêchement insurmontable fera gagner vingt jours.
M. Venizelos ne se présentera pas, c’est entendu. Son parti ira seul à la bataille. L’emportera-t-il ?
Personne n’en doute.
C’est alors à ce moment que commencera la grande crise.

Un souverain et un ministre

Le peuple aime le roi. Venizelos et le roi étaient jusqu’ici dans son esprit sur le même pied d’amour. Le roi était le grand soldat qui gagnait les batailles et Venizelos le grand homme qui les préparait. Le Grec ne les séparait pas dans son affection. On sentait qu’il les confondait : il jugeait Venizelos aussi royal que le roi et le roi aussi démocrate que Venizelos. Il marchait tranquille entre la couronne de Constantin et le chapeau de paille d’Éleuthère. Voilà qu’un grand coup de vent balaie subitement le chemin. Il ne peut plus rester au milieu. Il est forcé de se rapprocher de l’un ou de l’autre. Vers lequel va-t-il pencher ?
Toute cette crise est-elle bien uniquement une question entre Venizelos et le roi ? Oui. Mais d’où est née cette question ? De la différence de deux courants politiques. Personne n’ignore les sympathies du roi pour l’Allemagne. Le peuple, à la fois grand ami de la France et grand fidèle du roi, conciliait ces différences de cette manière : Constantin, disait-il, n’est pas germanophile, il est kaiserophile. Il réduisait ce penchant royal à une simple camaraderie d’hommes couronnés ou de beaux-frères. C’est pourquoi sur le passage d’un cortège de la Cour, il pouvait crier à la même minute : Vive le roi, Vive la France !
Avant tout, le roi est Grec, c’est évident. On n’est pas moins certain – et Sa Majesté le prouve depuis huit mois – qu’il serait le plus heureux des souverains si les intérêts de son pays pouvaient s’entendre avec ceux de l’Allemagne.
Vous connaissez Venizelos. Ce n’est pas de la sympathie, c’est de l’amour qu’il a pour la France. Il répète que c’est elle qui a délivré la Grèce, il y a cent ans, que depuis, elle l’a toujours protégée et qu’il faut l’aimer comme une mère. Et Venizelos possède sur son souverain cet avantage que les intérêts de son pays s’accordent avec ses préférences.
Est-ce à dire que depuis sa démission la politique de la Grèce ait complètement tourné ? Non. Le peuple peut permettre à son roi d’être kaiserophile. Il ne le tolérerait pas de son gouvernement.
Qu’est, en effet, le nouveau ministère, le cabinet Gounaris ? – Il continue plus froidement – une politique d’amitié avec la Triple-Entente. Il est grec indépendant.
Ce gouvernement est transitoire. L’avenir ici n’est qu’entre deux hommes : le roi et Venizelos.
Du roi qu’aime le peuple sans être d’accord avec lui ou de Venizelos qui est le peuple même qui l’emportera ? Ou bien se réconcilieront-ils ?
Le premier point pour l’instant semble éclairé. Venizelos ne veut pas, à une époque aussi critique pour l’avenir de son pays dans le monde, susciter une crise intérieure. Il se sacrifierait plutôt une nouvelle fois. Mais pour la réconciliation ?

Chez M. Venizelos

Je suis allé le demander au grand homme.
Je suis tombé dans sa maison en plein matin d’adieux. J’ai vu le spectacle d’une foule venant pleurer devant l’homme qu’elle aime et va perdre.
Dans deux grandes salles pauvres, vingt par vingt en un grand et beau silence, les fidèles défilaient. Ils montaient l’escalier, le chapeau à la main, allégeant leur pas pour éviter le bruit et beaucoup le mouchoir déjà aux yeux.
Des pères avaient amené leurs enfants. Ils voulaient leur montrer comment c’est fait un homme qui part d’un pays parce que de haut on l’a offensé.
La cérémonie était triste. Les yeux avaient tous une attitude pleine d’émotion. Venizelos traversait l’autre chambre et allait d’une pièce à l’autre recevoir les poignées de mains. Les amis les plus meurtris éclataient en sanglots, en arrivant devant lui. Doucement il leur mettait sa main sur l’épaule ou leur entourait un instant la taille.
Il interrompit ses visites et me reçut dans l’une de ces grandes salles qui venait de se vider.
— C’est la presse française, toujours si sympathique pour moi, qui vient se mêler à cette scène d’adieux, me dit-il. Et j’en suis très touché.
— Monsieur le président, quand partez-vous ?
— Bientôt, mais je partirai seul, je ne veux même pas que quelques amis m’accompagnent.
M. Venizelos est de haute taille et porte derrière ses lunettes un regard d’une grande tendresse.
— Faites connaître à la France que je lui exprime toute ma gratitude pour le long soutien dont elle m’a honoré et dites-lui que mon amour pour elle n’est pas seulement partagé par la majorité de mon pays, mais par sa presque totalité.
— Une fois les élections faites, si, comme il est certain, votre parti est victorieux et vous rappelle, rentrez-vous en Grèce sans que vous ayez reçu satisfaction du roi ?
— Jamais ! Je considère le démenti que le roi m’a fait donner par le gouvernement comme une grave insulte. Je ne pourrai reprendre mes rapports avec le couronne que si la couronne me donne satisfaction.
— La couronne ne peut se démentir.
— Ce serait, en effet, difficile.
— Alors si le peuple vous impose à la couronne ?
— Je ne veux pas troubler mon pays.
— Mais si le peuple entend avoir raison ?
M. Venizelos ne me répond que par un regard où il y a beaucoup de lointain.
Ce lointain est l’image des destinées de la Grèce. Elles sont dans les brumes. Le roi a le pouvoir : il ne sait pas s’il veut la guerre. Venizelos la veut, il n’a plus le pouvoir. Qui l’emportera ?
Je quitte l’ancien président du Conseil. Dans l’antichambre, quelqu’un pleure, accoudé contre un poêle de faïence.
La Grèce jusqu’à nous a été représentée par bien des allégories : Athéna, Hermès, Achille avec son bouclier. Elle pourrait l’être aujourd’hui par cet homme âgé qui sanglote, la tête entre ses mains.

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