mardi 19 mai 2015

Les finalistes du Man Booker International Prize

Les prix internationaux contournent, j'ai en tout cas envie de le croire, les pressions dont souffrent parfois les lauriers plus locaux - je pense aux prix littéraires français si souvent décriés pour cette raison. Certes, le Prix Nobel de littérature n'échappe pas toujours à une interprétation très éloignée de la qualité intrinsèque des œuvres. Mais le Man Booker International Prize, qui sera attribué aujourd'hui, ne semble pas suspect. Avant de découvrir le nom du lauréat, il n'est donc pas inutile de dresser la liste des finalistes. Ils sont dix, dont quatre femmes. L'un d'eux ou l'une d'elles succédera à Ismail Kadare, Chinua Abebe, Alice Munro, Philip Roth et Lydia Davis. Faisons connaissance...



César Aria est né en Argentine en 1949 et a publié plus de 80 livres, dont une vingtaine ont été traduits en français. Le plus récent, l'an dernier, Le testament du magicien Tenor. Son éditeur, Christian Bourgois, en fait cette présentation:
À l’article de la mort, dans la grande demeure délabrée où il réside en Suisse, le Magicien Ténor convoque le président Hoffmann pour lui remettre son testament. Il fait de Bouddha l’Éternel son unique bénéficiaire. Mais quelle est la nature exacte de cet héritage ?

Quel intérêt la société Brain Force trouve-t-elle à soutenir financièrement ce Bouddha, ruiné et retiré dans une vallée reculée de l’Inde ? Jean Ball, l'assistant d'Hoffmann, va-t-il découvrir un mystérieux secret en traversant l’océan pour remettre à Bouddha l’enveloppe que le Magicien Ténor lui a destinée ?
Ibrahim al-Koni, né en Lybie en 1948, écrit en arabe et vit en Suisse (depuis 1993). Partiellement traduit en français, il semble cependant avoir été oublié depuis 2010, quand était paru Ange, qui es-tu? (Aden). J'avais lu, en 2005, Les mages (Phébus):
Le nomadisme se teinte volontiers d’ascétisme, ou au moins d’un désintérêt pour la possession. En revanche, le sédentaire est censé accumuler des richesses et y prendre goût. Sur cette dichotomie qui différencie des sociétés, et sur beaucoup d’autres choses, Ibrahim Al-Koni bâtit « Les mages ». Sur du sable, certes, ce qui n’est pas assuré d’être le meilleur moyen de s’assurer des fondations solides. Mais le désert dont il nous parle est à ce point habité de mythes et de croyances qu’il nous fait rejoindre et pénétrer des connaissances anciennes.
Voici un livre qu’on ouvre à peu près n’importe où et qui détient en chaque page les secrets d’une sagesse très éloignée de la logique européenne. Il s’y dit des choses définitives sur chaque instant de la vie, des derviches y possèdent les clefs de l’existence. Et gare à ceux qui ne les écoutent pas.
Ecoutons-les donc, afin de ne pas nous égarer au milieu des dunes poussées par les vents. Ce sont des mélodies porteuses de sens. Par exemple : Le désert est comme les chants célestes : si les entendre n’étanche pas ta soif, la passion et la folie te tueront ! Ou bien : Nous avons négligé les enseignements de nos pères contenus dans le Livre perdu, qui désignent les gens de l’Aïr comme des sorciers qui plient tout à leur loi : le vent, la pluie, les arbres et les pierres. Ou encore : Il n’y a pas de péché entre un homme et une femme. Dieu les a créés pour l’accolement et l’étreinte. Et beaucoup d’autres phrases à la même hauteur de ton.
L’histoire chemine lentement, au rythme d’une caravane paresseuse qui ne dédaignerait pas de s’arrêter dans un endroit accueillant, au risque de voir les nomades sédentarisés s’intéresser à l’or, interdit absolu dont la transgression entraîne les pires catastrophes.
L’histoire chemine aussi en profondeur, étendant ses racines dans tous les sentiments humains. Et le fossé culturel qui nous sépare des personnages se comble grâce au talent d’un écrivain capable de faire vibrer les cordes de la sensibilité.
Traduit en français depuis 1998 avec au moins cinq livres avant celui-ci (mais chez quatre éditeurs différents, ce n’est pas un atout), Ibrahim Al-Koni devrait fasciner ceux que le désert attire sans qu’ils y aient nécessairement jamais mis le pied. Et les amateurs d’une littérature nourrie au lait d’un monde à découvrir par l’intermédiaire d’un guide particulièrement doué pour nous en raconter les légendes. Cela fait un vrai public…
Hoda Barakat est née à Beyrouth en 1952. Ses livres sont publiés en français, pour l'essentiel, par Actes Sud, ce qui lui vaut de se retrouver parfois dans une collection de poche comme Babel ou, plus récemment (le mois dernier) J'ai lu avec Les illuminés dont son éditeur dit ceci:
Un homme et une femme sont rendus par l'amour fou à leur condition humaine originelle, au-delà de toute identité, comme s'ils aspiraient l'un et l'autre à réaliser le vieil idéal hermaphrodite. Nous ne connaîtrons jamais leurs noms, mais nous apprendrons peu à peu qu'il est chrétien de la montagne et, elle, musulmane citadine, et leur amour - en ces temps de guerre civile - les rejette hors de leurs communautés respectives. L'homme sombre dans une folie qui brouille les frontières entre le réel et l'imaginaire...
Dans ce roman poétique et passionné, la guerre civile libanaise est surtout prétexte à explorer les zones troubles, interdites, enfouies dans les profondeurs de l'être, là où l'amour côtoie la folie et la mort.
Maryse Condé nous est plus proche. Née en Guadeloupe en 1937, elle publie d'abondance depuis 1976. dernier livre paru, cette année chez Lattès, Mets et merveilles, que j'ai lu.
Parmi les personnes que Maryse Condé a rencontrées, et à commencer par sa mère, beaucoup n’ont jamais compris pourquoi elle s’intéressait autant à la cuisine, activité considérée comme très inférieure à la littérature qui a fait d’elle une écrivaine célébrée dans le monde entier. Elle est d’ailleurs finaliste du Man Booker International Prize qui sera attribué le 19 mai.
Pourtant, dès son enfance en Guadeloupe, la future auteure de Ségou a pris plaisir à mêler les saveurs sans toujours se soucier de respecter les traditions. Et, partout où elle a voyagé, elle est allée à la découverte des cuisines locales, à ses yeux aussi révélatrices de la culture d’un peuple que des productions plus « nobles ». Elle a parfois été déçue : son séjour en Inde est un enfer où les plats lui conviennent aussi peu que ce qu’elle voit. Quitte à retrouver des sensations agréables, dans un contexte plus apaisé, avec les mêmes recettes… Preuve s’il en était besoin que les repas ne sont pas étrangers à tout ce qui les entoure et qu’ils relèvent de l’esprit autant que du corps.
Mets et merveilles n’est pas un manuel de cuisine : en la matière, Maryse Condé préfère l’interprétation et l’invention à la stricte observance des règles écrites. La liberté et la fantaisie sont des lignes de conduite qui lui conviennent mieux. Elles s’accordent parfaitement avec son parcours littéraire et intellectuel, si bien que ce livre, au lieu d’être une vague annexe de son œuvre, s’y inscrit avec force et en fournit même quelques clés. Au goût, par exemple, de flan koko, auquel elle aime ajouter un peu de vieux rhum au mépris des habitudes les mieux partagées.
Mia Couto, né au Mozambique en 1950, est abondamment traduit en français. Et, récemment encore (en janvier), avec La confession de la lionne. Retour sur Chronique des jours de cendre, traduit en 2003 chez Albin Michel.
Pendant qu’un monde s’achève au Portugal, la colonie mozambicaine se défait sans en prendre immédiatement conscience : en douze jours, du 19 au 30 avril 1974, une poignée de personnages tracent pour Mia Couto une Chronique des jours de cendre violente et amère. Les rôles ont été distribués par la vie au petit bonheur la chance – et on sait que la vie fait parfois des erreurs de casting.Ainsi, l’inspecteur Lourenço est le représentant du pouvoir blanc dans ce qu’il a de pire. Mais il n’est pas à la hauteur du grand tortionnaire en chef qu’était son père, mort devant lui et dont la disparition a fixé Lourenço dans un imaginaire enfantin : il ne dort pas sans son doudou, il croit sentir repousser son cordon ombilical… Le policier portugais tente bien de donner le change quand il est en service, mais, au fond de lui, il se sait fragile. Comme cela arrive souvent, il ne peut s’affirmer que dans une violence plus sauvage encore qu’il le juge lui-même nécessaire.La stature paternelle idéale et inaccessible, qui pourrait être le pivot d’une manière de vivre, est en outre ébranlée par les doutes des femmes, à commencer par la mère qui se surprend à échanger pour la première fois, après vingt ans d’Afrique, des confidences avec une Noire. Voilà quelque chose qui ne lui serait pas arrivée quand son mari vivait, et qui dénote un changement d’attitude aussi soudain qu’inattendu.Irène, la tante, ne s’est en revanche jamais comportée comme une occupante, et il va sans dire qu’elle est considérée comme une demi-folle, pour le moins, par les partisans d’une ségrégation totale entre les populations occupante et occupée. Elle refuse de jouer le rôle dans lequel devrait la placer son origine européenne : « Elle se comportait comme elle était : étrangère, vivant en territoire colonial. » Elle s’est rapprochée de Marcelino, un métis (presque noir) qui avait embrassé la cause révolutionnaire, et en a payé le prix. Bien sûr, le prix est lourd…Les repères s’effondrent, l’Afrique gagne rapidement du terrain. Comme si la vérité, sous les tropiques, devenait une chose glissante, fluide. Le seul à voir clair est… un aveugle, qui a fait une arme de sa cécité en l’inventant peut-être, on n’en sera jamais tout à fait sûr. Andaré parle comme personne n’ose le faire, protégé par son handicap, il apostrophe et interpelle, dans une langue visionnaire pleine de symboles, que presque personne (sauf le lecteur) ne comprend vraiment, ou plutôt ne veut comprendre.Lourenço lui-même est contaminé par le doute quand il affirme : « L’Afrique a eu affaire à deux grandes tragédies : l’une a été l’arrivée des Blancs ; l’autre va être le départ des Blancs. » Mais cette tragédie-ci, qui se noue moins sereinement que la révolution des Œillets au Portugal, est surtout douloureuse pour les Blancs, jamais aussi puissants que sur les territoires conquis, et ramenés à leur fragile condition d’hommes.Mia Couto accélère le mouvement, le roman semballe et ses mots sont les échos dune histoire lointaine qui rattrape le présent. Il est aussi intemporel que contemporain des événements quil raconte. La fin du livre place en contraste la férocité et lapaisement. Lécrivain parvient à nous les faire accepter comme des images plus complémentaires que contradictoires.
Amitav Ghosh, né à Calcutta en 1956, a reçu de nombreux prix un peu partout dans le monde, y compris en France:  le Médicis étranger pour Les feux du Bengale en 1990, dont voici ce que j'écrivais à cette époque.
Amitav Ghosh y suit l’itinéraire d’un curieux personnage surnommé Alu, parce que sa tête a la forme d’une pomme de terre, pour la plus grande joie de son oncle Balaram qui s’est pris d’une véritable passion pour la phrénologie. À côté des crânes lisses qu’il a l’occasion d’observer habituellement dans son entourage, celui d’Alu est une merveille ouvrant la voie à un véritable délire interprétatif.
Du délire, il n’en manque pas dans ce roman. Le personnage de Balaram est un modèle du genre. Rédacteur très secondaire dans un journal, il s’est entiché de sciences et garde comme un talisman une Vie de Louis Pasteur en qui il voit son modèle. Employé comme instituteur dans une école dont le fondateur-directeur ne pense qu’à son propre profit, Balaram lutte en faveur de la désinfection et de la Raison. Il ira jusqu’à créer sa propre école (l’école Pasteur, bien sûr), divisée en deux sections : la Raison pure et la Raison pratique, en attendant d’en ouvrir une troisième, la Raison militante. Alu, sur le crâne duquel il a décelé un talent exceptionnel pour le tissage, sera le moteur de la Raison pratique, ce qui permettra en même temps de faire vivre l’école de la vente des étoffes. Ce beau projet utopique se heurte cependant à la puissance quasi armée de l’autre directeur. « Exit » Balaram, ce que regrette le lecteur qui avait trouvé chez lui une dimension presque mythologique.
Mais les aventures d’Alu ne s’arrêtent pas là. Il reprend le flambeau de la Raison dans une démarche cette fois plus militante que pratique et s’embarque sur un bateau qui croise en mer d’Arabie. Son seul bagage : un petit pécule légué par son oncle et… La Vie de Pasteur !
Il rencontrera d’autres personnages, il arrivera d’autres catastrophes. Jamais cependant le malheur qui s’abat sur les hommes et les femmes ne noircit exagérément le tableau. Des Indes à l’Afrique, en passant par l’Arabie, c’est toujours le même combat positif, voire même positiviste, qui est mené au mépris des superstitions et des coutumes. Celles-ci occupent néanmoins une place importante dans la vie des héros transplantés loin de leur Inde natale, quand il faut, par exemple, procéder à la crémation rituelle d’une femme morte. On est toujours, à ce sujet, entre le respect et le ridicule, tant les rites pris au pied de la lettre révèlent leurs faiblesses.
De faiblesses en revanche, il ne s’en trouve guère dans Les feux du Bengale qui ne cessent d’illuminer un décor haut en couleur sur lequel s’agitent les silhouettes d’hommes et de femmes auxquels on s’attache en raison même de leur singularité.
Fanny Howe, née en 1940 à Boston, est d'abord poète mais a malgré tout écrit et publié romans et nouvelles. Elle est peu traduite en français - je ne trouve qu'un volume, paru en 1997 au Mercure de France. Nord profond est présenté ainsi:
Comment être, lorsqu'on est sans identité ? Qui est G ? La petite fille porte un nom, Gemma, dur comme une pierre précieuse ; elle vit à Boston - le Boston des années cinquante - dans une famille d'intellectuels bourgeois. Elle a un frère, un père et une mère distants, avec lesquels nulle communication n'est possible. G fuit d'abord la maison familiale pour découvrir qui elle est et ce qu'elle est.Lancée dans sa quête existentielle, G choisit un temps l'errance, le militantisme politique aux côtés des Noirs (c'est alors l'époque de la marche sur Washington), se jette dans des amours destructrices. Profitant de la couleur mate de sa peau, elle se fait passer pour métisse. Quand sa supercherie est percée à jour, elle sombre dans l'alcool, se laisse glisser jusqu'à la lisière de la folie. Aux dernières lignes du roman, neuve et dépouillée de tout, G part pour une destination inconnue, poursuivant ou recommençant, «avec un nom nouveau et un nouveau but», sa recherche d'elle-même.
Laszlo Krasznahorkai, né en 1954 en Hongrie, est aussi scénariste. Sous le coup de la grâce vient de paraître en français (Vagabonde), après cinq autres ouvrages chez divers éditeurs. En voici la présentation:
Qu'il s'agisse de ressortissants pris au piège d'une attente insoutenable alors qu'ils s'apprêtent à s'exiler, de la vengeance exercée par un piégeur professionnel à l'encontre de ses concitoyens, de la fuite d'un homme en supposé danger ou des errances d'un autre ayant commis un crime « pour rien ni personne », l'irrésistible drôlerie du grand prosateur hongrois se révèle toujours aussi percutante. Mais derrière une apparente désinvolture, László Krasznahorkai interroge la nature humaine, les illusions, la perfidie, la trahison, la paranoïa, offrant ici une rhapsodie fantaisiste sous haute tension où se répercutent de l'un à l'autre de ces huit mouvements de multiples échos. Tour à tour séduits par des situations glaçantes et des personnages déchainés, c'est à un véritable tourbillon (sa langue jouant d'effets toujours aussi prodigieux) que nous convie László Krasznahorkai, qui accumule à plaisir les longs monologues entrecoupés de phrases détonantes.
Alain Mabanckou a-t-il vraiment besoin d'être présenté? Né au Congo en 1966, il est le plus jeune des finalistes. Presque au hasard parmi la demi-douzaine de ses romans, voici Black Bazar (Seuil, 2009):
A la fin, tout s’arrange : grâce à Sarah, le narrateur plonge dans la littérature belge qui, comme on sait, a le pouvoir de remettre les idées en place. Fessologue, rebaptisé « Léon Morin prêtre » par sa nouvelle amie franco-belge, lit non seulement Béatrix Beck mais aussi Maeterlinck, Henri Michaux, Dominique Rolin et Amélie Nothomb – tout en continuant à préférer Georges Simenon, qu’il connaissait déjà.

Fessologue n’est pas son vrai nom, bien entendu. Mais au Jip’s, le bar afro-cubain où il boit ses Pelforth, tout le monde l’appelle ainsi parce qu’il a, sur la face B des filles, des idées très arrêtées, des interprétations toutes personnelles : « Je suis maintenant convaincu que comme pour les cravates on peut lire la psychologie d’un être humain par la façon dont il remue son arrière-train. » La théorie vaut ce qu’elle vaut, elle est en tout cas illustrée par de nombreux exemples…
Le plus beau de ceux-ci, et qui a accru l’obsession du narrateur, est sans aucun doute illustré par celui de Couleur d’origine, équipée d’un « derrière à vitesses automatiques » peu banal. Elle a par ailleurs la peau très noire et un père avocat installé à Nancy avec son épouse en attendant de prendre le pouvoir au Congo, mais Couleur d’origine ne s’entend pas trop avec lui. Elle a aussi un cousin musicien, L’Hybride, par qui naissent les problèmes.
Au fond, les choses se présentaient plutôt bien : Fessologue et Couleur d’origine se sont installés ensemble et ont eu une jolie petite fille qui affiche une parfaite ressemblance avec son père… du moins, par les orteils. Pour le reste, c’est moins visible. Et L’Hybride s’incruste. La débâcle prévisible a été annoncée dès le prologue : « Quatre mois se sont écoulés depuis que ma compagne s’est enfuie avec notre fille et l’Hybride ». La messe est dite, ou presque.
Désemparé – le mot est faible –, Fessologue s’accroche à son envie d’écrire un livre qui s’appellera, bien sûr, Black Bazar. Un livre dans lequel il n’y aura pas de mouton blanc. Pas de vieil homme qui va à la pêche avec un petit garçon. Pas de vieux qui lit des romans d’amour. Pas de jeune Japonaise mythomane. Pas d’ivrogne cherchant un tireur de vin de palme au pays des morts. Pas de grand amour au temps du choléra. Pas de peintre qui tue une femme rencontrée dans une exposition. Pas d’enfant avec un tambour, qui refuserait de grandir.
Mais alors, quoi ? « J’écris comme je vis, je passe du coq à l’âne et de l’âne au coq ».
Voici donc la vie ordinaire d’un Congolais arrivé en France quinze ans plus tôt, qui se débat avec ses peines de cœur et les grandes idées de ses interlocuteurs. Voici une succession de scènes hautes en couleurs, dans lesquelles s’échangent des certitudes sur l’Afrique et sur la colonisation, sur les femmes et la littérature, toutes certitudes reçues par Fessologue avec un brin de scepticisme.
C’est sûr, il préfère la compagnie de Louis-Philippe, un écrivain Haïtien dont il a fait la connaissance dans une librairie, lors d’une séance de signature. Chez Louis-Philippe, le rhum est bon, quoique puissant, et la conversation prend des chemins inattendus – comme Black Bazar qui serpente entre les grandes questions que se posent les hommes, et auxquelles ils répondent trop vite.
Fessologue a sa dignité congolaise : il est un adepte de la Sape, de la fringue chic. Weston, Church, Versace, Smalto, Cerruti sont ses amis. Jusqu’au jour où il n’en aura plus besoin, quand la valeur de l’apparence diminuera. C’est au moment où son roman se termine, après des journées entières passées à frapper sur sa machine, dans son appartement ou dans un parc. C’est au moment aussi où Sarah lui demande si sa couleur est aussi une couleur d’origine – elle est blanche.
Alain Mabanckou reprend un peu le fonctionnement de Verre cassé, son précédent roman. Il invente des propos qu’il aurait pu écouter. Il reconstitue des tranches de vie à partir de quelques détails. Il multiplie les clins d’œil littéraires qui sont autant d’hommages aux écrivains qu’il admire. Mais ce personnage-ci, au contraire de Verre cassé, n’a pas encore tout vécu. L’écriture s’en ressent, entre l’audace et la retenue, comme si le romancier avait éprouvé quelques difficultés à trouver la voix de Fessologue. Et pour cause : pendant Black Bazar, cette voix est en pleine mue.
Marlene Van Niekerk est sud-africaine, elle est née en 1954 et deux de ses livres ont été traduits en français, dont Agaat l'an dernier, présenté ainsi par Gallimard, son éditeur parisien:
Milla est clouée sur son lit, paralysée. Seule sa domestique noire prend soin de cette femme abandonnée de tous. Quarante ans plus tôt, Milla régnait pourtant en maîtresse sur cette grande ferme près du Cap, et sa vie était pleine de promesses. Maintenant, la mort est proche, et sa mémoire passe en revue les souvenirs éparpillés d’une vie en morceaux : la décision d’adopter Agaat – une petite fille noire – quand son mariage avec Jak ne lui donne pas les enfants espérés, puis la naissance tardive d’un fils qui transforme Agaat en servante, et les conflits incessants avec son mari… 

Milla est condamnée au silence, mais en clignant des yeux, elle espère encore communiquer avec Agaat qui veille sur elle, malgré tout. Entre loyauté et vengeance, fierté et tendresse, un combat silencieux s'engage entre les deux femmes, pendant qu’à l’extérieur le monde de l’apartheid vit ses toutes dernières heures. 
Agaat impressionne par sa puissance, à la fois épique et polyphonique, et plonge le lecteur dans un drame intime et familial d’une rare densité.

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