samedi 20 juin 2015

L'atterrissage final de James Salter

Pilote de guerre: c'est un titre de Saint-Exupéry, je l'avais choisi en forme de citation discrète pur un article paru ce matin dans Le Soir à propos du dernier livre paru en français de James Salter, Pour la gloire. Dans sa préface à une réédition de ce roman déjà ancien (sa première publication date de 1956); James Salter cite d'ailleurs Saint-Exupéry.


La loi des séries, qui fait de ce blog, depuis une semaine, un véritable cimetière (Alain Nadaud, puis Jean Vautrin viennent aussi de mourir), se teinte d'une légère ironie: j'étais en train de charger la version PDF du Soir d'aujourd'hui quand, picorant sur des sites d'info, j'ai appris la mort, à 90 ans, de James Salter... Je n'ai pas lu toute son oeuvre. Chacun des livres que j'ai lus m'a impressionné. En voici trois autres.

James Salter n’a pas la biographie classique d’un écrivain : né en 1927, il a été pilote dans l’US Air Force avant de se consacrer à la littérature. Pourtant, les deux livres qui ont été traduits en français depuis le début de l’année dernière ne tirent parti de son expérience que pour installer, souvent dans American Express, un recueil de nouvelles, et toujours dans Un sport et un passe-temps, un roman, un cadre européen vu par un œil américain.
C’est la France dans le roman qui vient d’être traduit, mais une France visitée par un narrateur américain dont les sentiments doivent beaucoup à ceux qu’éprouva l’auteur lui-même au début des années soixante. Ce rapprochement entre une expérience vécue et la fiction doit avoir une certaine importance puisque James Salter prend la peine de l’effectuer dans une brève introduction : « C’était il y a longtemps. J’avais si peu de cheveux gris que je pouvais les couper un par un avec de petits ciseaux. C’était l’hiver et il faisait froid. Je rentrais tard du bar ou du restaurant et m’asseyais seul, ténèbres alentour, et j’écrivais. Presque tout ce que je ressens et chéris à propos de la France me vient de cette année-là – pour moi le millésime du siècle, pourrait-on dire. »
Le titre fait référence à une citation du Coran : « N’oubliez pas que la vie en ce monde n’est qu’un sport et un passe-temps, mais on a tendance à l’oublier au fur et à mesure qu’on avance dans une histoire où ce sont l’amour et le désir qui paraissent représenter ce sport et ce passe-temps. » Le narrateur observe en effet la vie que mène un de ses amis en compagnie d’une jeune femme par laquelle il est violemment attiré. Il est assez curieux de lire des descriptions très intimes faites par quelqu’un qui n’est pas censé assister aux scènes les plus chaudes. Pourtant, il les détaille de manière presque entomologique, et le pouvoir de son imagination fait vaciller la raison qui ne sait plus à quel effet de réel se fier.
Dean, l’amant magnifique, passe à travers ces pages comme un héros que rien ne peut atteindre. Il est l’archétype d’une virilité jamais prise en défaut et dont se repaît, avec un naturel charmant, une maîtresse plus exigeante qu’il y paraît.
Pourtant, il faudra bien que le roman s’achève, sur une note qui, malgré le silence définitif installé après elle, n’a rien de désespérant. James Salter mène ce récit qui ressemble à une montée vers l’orgasme avec une sûreté qui doit beaucoup à son sens de la brièveté. Quelques mots, en apparent décalage avec ce qu’il veut dire, suffisent à un décor, un climat, et le lecteur n’a qu’à se laisser faire pour participer à cette belle réussite littéraire, dont l’auteur fixe haut l’ambition dans son introduction : « Mon ambition était d’écrire un livre dont chaque page pourrait séduire, un livre qui serait flagrant mais délibéré, composé d’images et d’obsessions impérissables, et avant tout un livre qui mettrait en contraste l’ordinaire avec – quelque illicite que ce puisse paraître – le divin. » Objectif atteint, sans trembler un seul instant…
On avait pu, l’année dernière déjà, mesurer les qualités de James Salter. American Express est une collection de moments au cours desquels, parfois, il ne se passe presque rien, mais qui laissent tous une impression forte, et des traces profondes dans l’esprit du lecteur.
Deux exemples très différents peuvent donner une idée du ton de ce livre.
Dans « Akhnilo », un homme qui a été alcoolique se lève une nuit en ayant cru entendre un bruit. Il ne verra rien, mais renouera un instant avec ses peurs anciennes, sans raison. Sa déroute arrive sans avoir été annoncée, et crée un effet plus terrifiant sans doute que le mérite ce moment d’égarement. Mais c’est tout l’art de Salter : frapper violemment l’esprit de son lecteur.
Dans « Le cinéma », on prépare le tournage d’un film. Des relations personnelles se nouent entre différents acteurs, mais celui qui retient l’attention n’a qu’un rôle de deuxième plan. Il se trouve là, un peu comme le personnage d’Un sport et un passe-temps, en situation de voyeur, bien qu’il n’ait pas ici le statut de narrateur. Mais ce qui se passe autour de lui influence sa propre trajectoire, jusqu’à une sorte d’extase finale.
Chacune des nouvelles possède la force de l’évidence, ce qui leur permet d’atteindre un degré de réussite très rare.


Depuis 1997 et la traduction française d’Un bonheur parfait (publié vingt ans auparavant en version originale), les lecteurs de James Salter s’accordaient à peu près pour en faire le sommet de son œuvre. Mais voici qu’avec Et rien d’autre, il donne à près de 90 ans un des sommets de la rentrée littéraire qu’il semble observer, dans l’espace du livre, avec une parfaite compréhension. Et pour cause : Philip Bowman, qu’on suit pendant quatre décennies, de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 80, est éditeur.
Il est donc bien placé pour rendre compte, de l’intérieur, de l’évolution d’une profession où le flair financier a souvent remplacé le goût et où le rôle des agents est devenu prépondérant. On était pourtant encore loin d’Amazon, mais les fonds littéraires se revendaient déjà comme des biens immobiliers. Aussi, quand un agent doté d’un beau portefeuille d’auteurs cesse ses activités, tout se négocie avec le repreneur, venu d’une maison d’édition : « Delovet prenait sa retraite, un associé et lui allaient racheter l’affaire, expliqua-t-il. Ils s’étaient mis d’accord sur un prix et sur quels livres Delovet continuerait à toucher une partie des commissions. »
Le décor d’Et rien d’autre est bâti sur la culture et l’argent, l’amour de la littérature et celui du gain. Il reste néanmoins un décor à l’intérieur duquel Philip Bowman, plus soucieux des textes que de son compte en banque, se bat avec ses propres démons.
Un démon, en particulier : celui de l’amour, avec son cortège d’espoirs d’autant plus déçus qu’ils étaient grands. Vivian, qu’il épousera, est définitivement la femme de sa vie : « Il se rendit compte combien il était amoureux d’elle. Si elle le souhaitait, elle pourrait lui offrir des trésors de bonheur. Quand ils se dirent au revoir à la gare, il eut l’impression que quelque chose de définitif s’était passé entre eux. Malgré ses doutes, il était habité par une certitude qui ne le quitterait jamais. »
Philip n’est pas un véritable naïf. La littérature et les dangers de la guerre lui ont formé le caractère. Bien que les pièges sentimentaux soient d’une autre nature et qu’il y tombe avec une facilité déconcertante. Jusqu’à subir une véritable arnaque, plus tard, dans un couple reformé et sur lequel il compte à nouveau, quand il sera dépossédé de la maison qu’il a achetée. Mais sa vengeance sera terrible, s’il s’agit bien d’une vengeance. Peut-être s’est-il seulement laissé entraîner par une possibilité nouvelle avec une jeune femme qu’il avait, un temps, considéré comme sa fille…
Le mélange, chez lui, de force et de faiblesse, est saisissant. Il n’est pas un personnage tout d’une pièce, des failles s’ouvrent sous ses pieds et il est assez lucide pour comprendre qu’il les a lui-même provoquées – mais il ne parvient pas à s’en empêcher.
Amoureux des femmes sans prendre la mesure exacte du monde qui l’entoure, malgré l’observation précise des autres couples, amoureux de l’amour dans lequel il continue à croire, il finit par prouver qu’il n’avait pas complètement tort. D’être passé par les pires difficultés n’aura, au fond, rien empêché. Son apaisement tardif et enfin heureux, si la sérénité s’apparente au bonheur, en est la preuve.

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