mardi 9 juin 2015

Zadie Smith, romancière virtuose

Dans sa version originale, le dernier roman de Zadie Smith s’intitule sobrement : NW. Ce qui aurait pu donner, en traduction : NO. L’éditeur français a choisi d’être plus explicite avec Ceux du Nord-Ouest. Il a bien fait. A l’exception des expéditeurs de courrier dans ce coin de Londres, presque personne ne comprend le sigle hors du Royaume-Uni dont Zadie Smith confirme être, parmi les écrivains, une valeur de plus en plus sûre au fil des livres et des années.
Il y a donc ce territoire auquel Leah Hanwell, premier personnage à faire son entrée en scène, est attachée. Elle « est aussi fidèle à ces quelques trois kilomètres carrés de ville que d’autres le sont à leur famille où à leur pays. Elle sait comment les gens parlent par ici » et n’est donc pas surprise par les « putains de portes » qu’une inconnue venant de frapper chez elle a toutes essayées avant de voir s’en ouvrir une. Celle de Leah, bouleversée par le désespoir qui semble habiter Shar, qu’elle a déjà vue dans le quartier et qui lui semble familière maintenant qu’elle lui a donné son prénom. La mère de Shar vient d’avoir une crise cardiaque, elle est à l’hôpital, il faut prendre un taxi pour y aller, mais comment faire sans argent ? La demande a l’allure d’une arnaque mais bientôt Shar se trouve des points communs avec Leah, grâce à l’école par laquelle elles sont, dans le quartier, passées toutes les deux. Avec, aussi, Natalie De Angelis, qui s’appelait alors Keisha Blake.
Car il ne s’agit pas seulement d’un territoire, il s’agit aussi des personnes qui vivent dessus et qui, pour avoir en commun un lieu d’origine, n’ont pas connu les mêmes destins. La partie centrale du roman, « Hôte », découpée en 185 fragments, en est aussi la clé. Ou plus exactement la colonne vertébrale sur laquelle se greffent naturellement les autres parties. On y suit Leah et Keisha depuis qu’elles ont quatre ans – mais cet épisode par ailleurs presque anodin est raconté au plus que parfait, parce qu’il est envisagé six ans après. Ce qui fournit une indication essentielle sur la manière dont fonctionne le roman : pour Zadie Smith, la forme est parfois plus importante que le sujet immédiat.
Techniquement, puisqu’on sent qu’il faut y prêter attention, l’ouvrage s’ouvre et se ferme avec deux parties qui portent le même titre : « Apparition ». La dernière semble trancher, d’un commun accord entre Natalie/Keisha et Leah, les nœuds douloureux qui ont été serrés à partir de la première. Et les deux personnages féminins disposent de doubles masculins : Frank et Michel, qui sont leurs maris. Avec aussi, à l’arrière-plan, les ombres inquiétantes de Nathan et, un peu plus loin encore, de Felix.
Keisha et Leah sont les meilleures amies du monde, peut-être même sont-elles, sans jamais se le dire, amoureuses l’une de l’autre. En même temps, elles s’envient mutuellement, ruminent des reproches réciproques et peu justifiés qui les transforment, alors qu’elles ont tout pour être heureuses, en femmes insatisfaites capables de jouer avec leur existence comme on joue à la roulette russe. Les mises sont considérables, elles sont à la mesure de la fragilité des personnages qui peuvent s’écrouler à chaque instant malgré ce qu’on peut appeler leur réussite sociale. Le chemin pour y parvenir, plus long pour Keisha qui venait de loin, est décrit avec une sensibilité presque douloureuse dans « Hôte », les pages les plus puissantes d’un livre auquel, si on l’envisage dans son ensemble, on ne trouve pas de point faible.
Zadie Smith est une romancière virtuose. Elle est aussi à l’aise avec les armes de la langue qu’avec les particularités sociales et ethniques du milieu qu’elle décrit. Est-ce d’être elle-même métisse qui lui donne cette conscience si fine, jamais insistante mais toujours présente, des regards sur les couleurs de peau ? Peut-être cela aide-t-il. Mais il y a surtout son talent à articuler les pans du récit sur l’ensemble des éléments dont elle dispose pour lui donner son épaisseur. Si bien que, malgré quelques audaces qui l’éloignent, bien qu’avec modération, du classicisme littéraire, elle ne court jamais le risque de perdre son lecteur en route.

Ceux du Nord-Ouest est un roman qui touche à la fois l’intelligence et le cœur. Ce n’est pas si fréquent.

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