mercredi 22 juillet 2015

La mort d'E.L. Doctorow

Un roman à succès (et à adaptations) a peut-être masqué la richesse de l'oeuvre d'E.L. Doctorow, mort hier à l'âge de 84 ans. Ragtime a été transposé au cinéma et en comédie musicale après avoir obtenu le National Book Award, une des grandes récompenses littéraires américaines. Cet ouvrage avait été traduit en français en 1976, et plusieurs fois réédité depuis.
Mais, avec une douzaine de romans, quelques recueils de nouvelles et d'essais, E.L. Doctorow ne peut être réduit à ce seul livre. En voici trois autres, histoire d'insister sur la diversité de son imaginaire.

Le « milieu » new-yorkais des années trente vu par les yeux d’un adolescent qui en apprend les règles pour accéder à la richesse alors qu’il venait de la pauvreté n’est pas moins sordide que d’autres romans noirs, aux images souvent transposées au cinéma, nous l’ont montré. Mais Doctorow donne à son livre une dimension qui déborde largement le cadre d’un documentaire : Billy Bathgate, le héros du livre, doit perdre son innocence et trouver de nouvelles règles de vie pour survivre dans l’univers qui lui a été plus ou moins imposé – en réalité, le gamin de quinze ans était tout à fait consentant, mais ce n’est pas lui qui a décidé d’entrer dans le gang de Dutch Schultz, c’est celui-ci qui l’a ramassé dans la rue parce que ses jongleries l’amusaient. Et à partir de là, Billy aura à cœur de mériter la confiance qui a été placée en lui, il se demande pourquoi et surtout jusqu’à quand, car le vent tourne facilement dans cette bande.
Il aura d’ailleurs l’impression de trahir son chef le jour où miss Lola, la belle miss Lola, qui fut la compagne d’un autre gangster avant que Dutch Schultz n’en fasse sa maîtresse dans le même temps qu’il se débarrassait d’un homme devenu dangereux, répondra par des gestes très précis – et très agréables – à l’émotion qu’elle fait naître en lui.
Tout cela va très vite, et Doctorow ne laisse pas un seul temps mort dans son récit. Les événements se succèdent jusqu’à un final tonitruant, au terme duquel Billy Bathgate, qui est encore un enfant, est déjà un homme.
Roman initiatique de la meilleure veine, même s’il trempe dans la cruauté au quotidien, le dernier livre de Doctorow est de ceux qui prennent le lecteur par surprise puis le tiennent en haleine : on croyait n’avoir affaire qu’à un roman d’action, et on découvre tout autre chose… Ce qu’on peut appeler, tout simplement, de la littérature.


La marche (2007)
1864 : le général Sherman déferle avec ses hommes sur les Etats confédérés. Les abolitionnistes du Nord ont décidé de rompre définitivement le joug de l’esclavage dans le Sud. Noble cause, par conséquent. Mais le livre de Doctorow, s’il s’inscrit dans ce contexte, n’est pas un roman historique. Les personnages qui l’habitent possèdent, à l’intérieur du vaste mouvement collectif d’une armée, leurs préoccupations propres et leur vie intime. De la foule hétéroclite qui semble guidée par une volonté supérieure surgissent des silhouettes singulièrement agitées.
La logique d’une guerre se perd dans la guerre : « Ce n’était pas une guerre pour l’aventure ni pour une cause solennelle. C’était la guerre dans ce qu’elle avait de plus pur, une rage insensée coupée de toute cause, de tout idéal, de tout principe moral. C’était comme si Dieu avait décrété que cette mêlée informe et enchevêtrée de forces décérébrées était sa réponse à la présomption des hommes. »
Plus tard, à la fin du roman, quand cesseront les combats, la guerre se transformera en mots…
Dans l’action désordonnée qui pousse les hommes sur un rythme chaotique, Doctorow ressemble à un réalisateur omniprésent, l’œil à chaque détail de toutes les scènes, trouvant un sens même à ce qui paraît n’en avoir aucun. Le désir s’exacerbe dans les marges d’un encadrement militaire : la proximité du danger fait naître l’urgence. Urgence de tuer. Urgence d’aimer. Urgence de s’enivrer. Et la marche victorieuse d’une armée n’est pas très différente d’une déroute.
William Tecumseh Sherman, le général, est lui-même empli de doutes, même s’il est convaincu par la nécessité de son action. Comment celles et ceux qu’il entraîne avec lui ne seraient-ils portés que par des certitudes ? Beaucoup ne savent pas ce qu’ils font là, fétus minuscules enlevés par un souffle puissant, celui du roman comme de l’Histoire, vers une destination encore inconnue.
Pearl, la petite esclave, la négresse à la peau blanche, est de ces êtres à l’avenir indéterminé. Mais elle est un des personnages les plus attachants du livre. Au fur et à mesure que son caractère s’affirme, qu’elle envisage un but précis, que le hasard place en face d’elle des hommes prêts à l’aider – et plus si affinités –, elle suit une ligne de moins en moins hésitante.
Elle n’est pas la seule à retenir l’attention. Deux déserteurs confédérés qui ont changé d’uniforme jettent des regards inattendus sur le conflit. Un chirurgien visionnaire et très doué abat un travail de géant. Une fille de juge s’embarque dans une aventure incongrue pour elle. Un photographe qui suit les troupes tente de les rattraper pour immortaliser Sherman, mais trouve sans cesse de nouveaux sujets…
Tout cela dans la fureur et la peur, la fumée et la puanteur, le sang et le sexe. Un grand roman qui raconte, plus que la Guerre de Sécession, la folie des hommes. Doctorow est un écrivain dressé à hauteur de ses grands sujets.

Homer et Langley, deux frères, vivent dans un hôtel particulier de la Cinquième Avenue à New York. Le premier est aveugle, musicien moins doué qu’il le voudrait et rêve de femmes. Le second, gazé dans les tranchées de la Grande Guerre, à la fin de laquelle leurs parents sont morts de la grippe espagnole, a l’esprit un peu dérangé. Il accumule les objets les moins utiles, transforme petit à petit la maison en un gigantesque bric-à-brac.
Cela prend toute une vie d’initiatives malencontreuses et de rencontres improbables. Un gangster passe par là, les habitués d’un bal privé, des pompiers pour un incendie, deux fois… L’adresse d’Homer et Langley ressemble de moins en moins à un  lieu d’habitation et de plus en plus à un débarras où tout s’écroule comme s’écroulent les espoirs des deux frères. Aucune reconstruction ne sera plus possible. L’histoire de cette déchéance menée avec un impressionnant esprit de système hisse Doctorow au niveau de Kafka, pour l’absurde et la drôlerie.

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