mardi 4 août 2015

70 ans de Série noire, le virage de 2005

Le mythe est toujours vivant mais fait peau neuve : à soixante ans, la « Série noire » reçoit une nouvelle livrée et un nouveau directeur, Aurélien Masson (lire ci-dessous). Les deux titres publiés en octobre rompent avec le format de poche. Ainsi qu’avec la numérotation, tant pis pour les collectionneurs. Celle-ci s’interrompt au n° 2743, avec Le dernier coup de Kenyatta de Donald Goines, publié en juin.
Deux mille sept cent quarante-deux numéros et soixante ans plus tôt, il y eut le coup de génie de Marcel Duhamel, devenu une légende de l’édition française : il avait trouvé chez Marcel Achard trois romans américains à traduire et Jacques Prévert lui inventa le nom de la « Série noire ». Les débuts furent lents : six titres seulement en trois ans. Mais quels titres ! La môme vert-de-gris et Cet homme est dangereux de Peter Cheyney, Pas d’orchidées pour Miss Blandish et Eva de James Hadley Chase, Un linceul n’a pas de poches de Horace Mac Coy et Neiges d’antan de Donald Fiske Tracy.
Le 1er juillet 1948, Gallimard s’encanaille et le rythme s’accélère : deux nouveautés par mois, lancées par un avertissement. Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la « Série noire » ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains.
Avec sa femme Michèle, Boris Vian traduit La dame du lac, de Raymond Chandler. James Cain et Dashiell Hammett entrent au catalogue, puis Jim Thompson, David Goodis, Donald Westlake, Ed McBain… Une dizaine d’années suffisent à faire basculer cette littérature de genre du côté de la littérature tout court. Chester Himes, qui publie La reine des pommes, est comparé par Giono à Steinbeck, Dos Passos et Hemingway !
La mine anglo-saxonne n’est pas tarie, mais des auteurs français commencent à accompagner le mouvement. En 1953, Albert Simonin devient une star de la collection avec Touchez pas au grisbi ! et ses 220.000 exemplaires. Deux décennies après, le « néopolar » débarque avec Manchette et A.D.G. Marcel Duhamel est toujours aux commandes. Tout le monde lui a pardonné les coupes effectuées dans les traductions et ses multiples approximations. Robert Soulat lui succède en 1977 et multiplie les découvertes en France : Tito Topin, Didier Daeninckx, Jean-Bernard Pouy, Thierry Jonquet. Sans quitter les Etats-Unis des yeux : Jerome Charyn rejoint la « Série noire ». Tout comme Tony Hillerman, Harry Crews, Nick Tosches, James Crumley. Entre autres.
Patrick Raynal négocie à sa manière le virage des années 90. Il a une expérience d’auteur de polars que ne possédaient pas les directeurs précédents – et un passé politique enraciné à l’extrême gauche. Il découvre Maurice Dantec en 1993. Jean-Claude Izzo s’impose comme le meilleur « vendeur » de la collection avec sa trilogie marseillaise publiée à partir de 1995. La « Série noire » s’aventure aussi dans des territoires nouveaux : de l’Albanie à la Finlande, de l’Italie à l’Argentine.
Mais la collection a perdu de son prestige, noyée dans une concurrence de plus en plus vive. Après une année de transition (Patrick Raynal a quitté Gallimard en 2004), elle se relance en 2005, fière de son passé.
Sous leurs habits neufs, les deux titres qui inaugurent la « Série noire » en grand format restent fidèles à leur source originelle – américaine. Thomas Sanchez, Américain, conduit son histoire un peu plus loin, à Cuba qui, en 1957, était quasi une extension du territoire national… L’auteur situe King Bongo au moment où Batista s’apprête à laisser le pouvoir à Castro, sans le savoir encore. L’île est un repère de filous qui font la fête à grand bruit et montent des coups en douce.
Assureur à la petite semaine et détective sans envergure, King Bongo est aussi blanc que sa sœur jumelle, la Panthère, est noire. Ils sont liés par un passé pesant, un présent agité et un avenir hypothétique. Sa petite amie perd la vie dans un attentat. Une tentative d’assassinat contre le président a lieu. La Panthère disparaît… King Bongo joue des rythmes ensorcelants avec les doigts, d’où son nom. Il patauge dans l’envers du décor des hôtels de luxe. Zapata, qui possède les pouvoirs sans limites de la police secrète, l’a dans le collimateur. La passion de King Bongo pour les orchidées ne suffit plus à endiguer sa tristesse qui se rapproche de la colère.
Thomas Sanchez relie souterrainement les milieux qui cohabitent à Cuba, où même les « barbus » de Castro jouent un rôle. Il utilise des symboles proches d’une impénétrable magie pour conduire son personnage vers la vérité. Le lecteur y court, happé par les mystères d’une société pourrie qu’une âme presque pure ne pourra pas sauver.
Avec Norman Green et son Dr Jack, on revient sur le terrain mieux connu des bandes qui hantent les quartiers populaires de New York. Elles vivent de trafics parmi lesquels la drogue et la chair humaine sont les plus lucratifs. Dans un paysage où il est fréquent de tomber sur des cadavres au coin de la rue, Stoney et Tommy semblent des enfants de chœur. Ils achètent et revendent ce qui leur tombe sous la main, sans états d’âme, sans se soucier de l’origine des marchandises, mais sans mettre le doigt sur les terrains les plus dangereux. Ils forment un couple fascinant : alcoolique, Stoney dégage une énergie impressionnante qui lui permettra peut-être de s’en sortir ; gourmand et gourmet, Tommy en impose par une brillante intelligence mise au service de sa réussite financière.
Très vite, leur petite affaire à la limite de la légalité se trouve prise dans un nœud d’intérêts auxquels ils ne comprennent rien. Vivre devient dangereux… Norman Green met en place un brouillard dans lequel se perdent ses héros, bien qu’il en émerge une prostituée trop jolie pour traîner dans le quartier. Pour s’en sortir, il faudra utiliser des moyens peu recommandables. La loi de la jungle est celle des plus forts, ou des plus malins. A défaut d’une morale, on en tirera une leçon.

Trois questions à Aurélien Masson,
le nouveau directeur de la « Série noire »

L’âge d’or de la « Série noire » n’est-il pas derrière elle ?
Mes études d’histoire et de sociologie m’ont fait comprendre que « l’âge d’or » revêt souvent moins une réalité objective qu’un sentiment subjectif. Pour certains, ce fameux âge d’or de la collection se situe dans les années 50 avec les livres de Chase, MacDonald, Simonin. Pour d’autres, ce sont les années 60 avec des auteurs comme Westlake ou Thompson. Et que dire des années Soulat avec Daeninckx, Block, Leonard, Benacquista ? Sans oublier l’ère Raynal avec des auteurs comme Dantec ou Izzo…
Quelle orientation comptez-vous donner à la « Série » ?
Il s’agit d’actualiser et de réaffirmer l’héritage de cette collection mythique. Comparée à des concurrentes, la « Série noire » a une approche large du genre. Elle est comme une photographie de la scène noire et policière en France. Nous y retrouverons donc les quatre sous-genres : le roman d’enquête traditionnel (ou roman de résolution), le roman noir à dimension sociale, le thriller et les romans que nous pourrions qualifier de « caustiques et expérimentaux ».
Que signifie roman « caustique et expérimental » ?

Je veux parler des livres qui utilisent les archétypes, les cadres traditionnels du roman noir et policier pour mieux en jouer et les détourner. Les livres d’humour noir aussi, comme la série R & B de Ken Bruen, les livres d’anticipation sociale qui louchent vers la science-fiction tout en gardant une armature noire (Dantec par exemple). Par ce terme, je désigne tous les livres qui appartiennent à la littérature noire et policière mais qui se situent aux marges du genre.

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