dimanche 16 août 2015

La mort de Rafael Chirbes

Tous les grands lecteurs, les boulimiques, vous le diront  et vous le savez si vous en êtes: nous avons tous des manques, des livres que nous aurions voulu lire et pour lesquels le temps a manqué. Cette année, parmi mes remords, ouvrages parus depuis janvier, mis dans mon programme de lecture et finalement laissés, à regret, de côté, il y avait Sur le rivage, de l'écrivain espagnol Rafael Chirbes. Dont la mort, hier, à 66 ans, me rappelle que ce roman a longtemps été derrière moi, dans ma bibliothèque, avant de partir, il y a quelques semaines, pour une autre bibliothèque, celle de l'Institut français. Ce n'était pas de l'indifférence: j'ai lu d'autres livres de Rafael Chirbes. Et en voici trois, qui vous décideront peut-être à y aller voir de plus près.

Chaque fois, c’était la même chose. Le dimanche, l’après-midi était triste, empli de « quelque chose d’évitable qui nous ferait autant de mal que nous en avaient fait la misère, la guerre et la mort. » Les trois pages en italiques qui ouvrent La belle écriture donnent le ton plutôt qu’elles situent les personnages. Les faits viendront ensuite, dans le corps du roman, il sera toujours bien assez tôt. Au début, il n’y a que cela : cette peine infinie due à on ne sait quoi, rendue sur un mode mineur. Ensuite, il y a tout le reste, dans le monologue d’une femme qui parle à son fils et gratte les souvenirs comme on gratte une croûte pour que la plaie ne guérisse pas – ce n’est pas exactement ce qu’on veut faire mais on ne peut pas s’en empêcher, la douleur est toujours là et il doit exister, quelque part, l’impression qu’on est vivant tant qu’on la sent.
Est-ce la guerre ou une femme qui a brisé l’harmonie de la famille ? Il n’y aura pas vraiment d’explication, de toute manière les choses sont liées et plus personne ne peut les dénouer, si longtemps après.
L’oncle Antonio, celui qui par son talent de dessinateur permettait à la famille de vivre en travaillant le bois, était rentré changé après trois ans de prison. Brisé et en même temps désireux sans cesse de reprendre son envol. Ambigu, aussi, dans son attitude avec la femme de son frère – celle qui parle. Il agissait sans s’occuper des autres, prenant l’argent et disparaissant quelque temps. « Il me semblait que ton oncle n’avait pas de scrupules ; et, en même temps, je n’arrivais pas à chasser une image affligeante : je le voyais au fond d’un puits, sans force même pour crier. Chaque fois qu’il partait, en nous prenant notre argent, il nous faisait souffrir, mais c’était comme s’il se laissait entraîner par le courant d’un fleuve dans lequel il voulait se noyer. Et c’était ton père le coupable, coupable de le repêcher et de l’obliger à vivre. Oui, la faute nous retombait toujours dessus parce que nous ne le laissions pas se noyer une fois pour toutes. »
Puis Isabel est arrivée, comme sortant d’un autre monde avec ses manières de princesse et sa belle écriture. Elle a fini de séparer les membres de la famille, jusque dans la mort qui devait être la seule conclusion de l’histoire. Les mots qu’elle traçait avec soin dans un cahier, où elle racontait ses journées et ses aspirations, étaient installés comme un rempart contre la petitesse et le manque d’ambition, des caractéristiques qui n’étaient pas les siennes. Mais la mère, qui raconte sur un rythme paisible, au-delà de toute colère et de tout reproche, puisque depuis longtemps cela ne sert plus à rien, en a tiré sa propre conclusion : « La belle écriture, c’est le déguisement des mensonges. »
On est happé par ce bref roman de Rafael Chirbes, une gifle qui claque et fait piquer les yeux, plus de surprise que de douleur. La concision de La belle écriture, troisième roman de l’auteur, le rapproche de Tableau de chasse, le quatrième, traduit en français en 1998 et réédité en poche. Placés face à face, ils pourraient être les deux aspects de ce qu’il était possible de vivre dans la société espagnole franquiste : subir, pour la femme, ou conquérir, pour l’homme qui, lui aussi, se raconte à la fin de sa vie et attend la mort.
Il a fait fortune, si vite que les moyens utilisés n’ont pas dû s’accorder avec la morale. Mais quelle était sa morale à lui ? Le goût du pouvoir sur les hommes et davantage encore sur les femmes l’a mené pendant toute son existence sans qu’il comprenne jamais rien. On peut gagner beaucoup d’argent et être un parfait imbécile dans les rapports humains, comme il le prouve par son incompréhension à chaque fois qu’une femme le quitte – puisqu’il lui donnait tout, croit-il…
Autant nous partageons la fragilité blessée de la mère dans La belle écriture, autant il est impossible d’éprouver quelque sympathie que ce soit pour le narrateur de Tableau de chasse. Pourtant, Rafael Chirbes nous le fait, parfois, paraître presque humain. C’est un tour de force.

Résolu à contrecœur à fêter son soixante-quinzième anniversaire, l’industriel José Ricart voit tomber, en parallèle, le bulletin de santé de Franco : les médecins décèlent toujours des indices de vie chez ce dernier…
Mais la longue agonie est sur le point de s’achever, et l’avenir s’annonce incertain pour ceux qui ont construit leur fortune ou leur pouvoir sur l’ordre franquiste.
La chute de Madrid tient en une journée. Mais la mémoire de ceux qui la vivent remonte le temps jusqu’à leur jeunesse, jusqu’au moment où il fallait choisir son camp… Pris entre son fils, qui ne veut rien savoir de la politique, et ses petits-enfants, qui s’y sont engagés résolument, José Ricart se retrouve au centre d’un réseau familial et amical tendu à se rompre.
Le grand mouvement de l’histoire est une vague sur laquelle chacun a sa propre manière de surfer… ou de couler. Rafael Chirbes le montre avec sensibilité.

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