dimanche 6 mars 2016

«Tram 83», un bar de nuit qui vit et vibre

Le roman de Fiston Mwanza Mujila, Tram 83, tranche sur l’habituelle production de premiers romans. Son sujet est d’abord un lieu, un bar de nuit dans une ville africaine imaginaire, à côté de la gare du Nord à « la construction métallique inachevée ». Une clientèle haute en couleurs boit, drague, fait son business. On ne quitte le bar que pour mieux y revenir. De cette circulation intense et chaotique au milieu de laquelle un jeune écrivain tente d’imposer des textes qui n’intéressent personne, le romancier a restitué le rythme et la musique dans une langue exceptionnelle. Il crée son monde à travers des mots qu’il a promenés un peu partout entre l’Afrique et l’Europe, avant de les voir imprimés.
Il était chez lui, à Graz, en Autriche, quand nous l’avons interrogé. Mais c’est dans les années 90, quand il était étudiant à Lubumbashi (République démocratique du Congo), où il est né en 1981, qu’il avait commencé à écrire. La littérature ne s’y portait pas très bien et les centres culturels étrangers fermaient. Faute de réussir à faire lire ses textes, il les faisait entendre dans des bars. On est, déjà, presque dans son roman.
D’où vient le titre Tram 83 ?
Le bar se trouvait près d’une gare et je l’avais d’abord appelé « Train ». Mais ça ne passait pas, et c’est devenu « Tram », tout court. Et puis, j’ai découvert qu’une ligne de tram 83, qui circulait la nuit, avait été créée à Bruxelles en 2008. Je me suis dit que, le samedi soir, la plupart des passagers étaient peut-être ivres et ça collait bien avec mon roman.
Lucien, l’écrivain, est le personnage central. Et votre double ?
Il se pose des questions que je me posais : comment peut-on vivre comme écrivain dans un pays où tout est en ruine, et comment faire de la littérature autrement ? Il a l’espoir d’un salut qui pourrait venir d’Europe grâce à son pote qui habite Porte de Clignancourt, à Paris, mais le salut ne vient pas.
Le salut, s’il s’agit de publier, pourrait venir de l’éditeur suisse qui traîne dans le même bar. Mais il est aussi ambigu que le recruteur de jeunes footballeurs africains interprété par Benoît Poelvoorde dans Les rayures du zèbre.
Il n’a pas d’alibi pour être là, au contraire d’un Français ou d’un Belge. Mais, comme il est suisse, sans liens historiques avec le Congo, on se demande un peu ce qu’il fait là.
Il participe au pourrissement de la situation, peut-être ?
Oui, d’une certaine manière. J’étais devant un dilemme : je ne voulais pas écrire un essai politique et j’avais envie d’avoir du plaisir en écrivant. Le plaisir est venu en déconstruisant la langue, en jouant avec les mots. Il m’a permis de quitter une vision politique et de rester dans un entre-deux, dans ce chaos…
L’écriture a un côté chanté avec le retour de phrases qui font comme des refrains dans le texte. Pourquoi ce choix ?
La musique naît, je crois, de la répétition, en particulier dans le jazz.
Répétition et variation ?
Oui, et variation, avec des formes d’improvisation. Tram 83 est un livre qui peut être lu à haute voix et les répétitions lui donnent un rythme.
Dans ce bar de nuit, on entend des bribes de conversations. Comment les extraire de la bouillie sonore qui les environne ?
C’est un bar, un bordel, un abattoir où on égorge des chiens, un restaurant, une salle de concert et, dès le début, le chaos est total. Le roman s’est construit progressivement, par l’émergence d’extraits de conversations. J’avais intégré assez vite cette phrase qui revient souvent : « Vous avez l’heure ? », par laquelle les filles de la nuit prennent contact, puis j’ai imbriqué d’autres interlocuteurs.
Le roman est construit comme une polyphonie, mais dans la cacophonie…
Oui, oui… [Rires.] C’est pourquoi il y a plusieurs types de musiques : le jazz, les musiques cubaines et africaines. C’était important pour restituer l’atmosphère de ce bar de nuit.
On pense parfois au bar décrit par Alain Mabanckou dans Verre cassé, mais en beaucoup plus délirant. Ce rapprochement vous a-t-il traversé l’esprit ?
Pas en écrivant le roman. Mais plus tard, oui, en me relisant. J’étais influencé par le milieu d’où je viens : mon grand-père a tenu une boîte de nuit, un bar, pendant plus de 35 ans, mes parents ont vendu de la bière, j’ai travaillé comme serveur pour financer mes études et j’ai grandi à côté d’une brasserie. Donc, la bière a fait partie de mon environnement, même si, quand nous étions enfants et que nous allions chez les grands-parents, on nous interdisait d’y toucher. Du coup, il y avait une certaine fascination…

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