lundi 6 juin 2016

14-18, Albert Londres : «Le téléphone avait marché»



Sous la menace des Bulgares

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 2 juin. – (De Demir-Hissar par Salonique.)
À huit heures du matin nous quittons Serès pour Demir-Hissar. Nous allons donc voir de près et sous les yeux des Bulgares ce qu’est un pays livré à ses bourreaux par des coups de téléphone de son gouvernement.
Les Bulgares ne sont pas à Demir-Hissar, mais nous savons qu’ils viennent de demander à Athènes la permission de patrouiller jusqu’à Latrovo. On nous avait signalé mardi qu’ils étaient à Sadjak, et les habitants de Serès disent que l’institutrice de Kula a été violentée.
Latrovo, Sadjak, Kula sont entre Serès et Demir-Hissar. Le premier à gauche de la ligne du chemin de fer et le second à droite. Comme c’est la plaine nous verrons, en tout cas, devant nous. Nous pousserons jusqu’à la première apparition et nous aurons peut-être la chance de passer à travers.
Ce n’est plus l’oreille qui peut nous indiquer l’ennemi ce sont nos yeux. C’est la guerre sans fumée, c’est la guerre en silence, ou plutôt ce n’est pas la guerre, c’est l’invasion feutrée. Ni canon, ni fusil, seulement la surprise.
Fuyez Macédoniens, fuyez, ce n’est pas le lion, c’est le serpent qui avance sur vous. Les voici sur la route, les Macédoniens, ceux de Demir-Hissar, ceux de Vetrina, ceux de Hadjibalik, ceux de tous ces villages dont, au pied des monts Belès, nous apercevons les minarets. Ils poussent leurs moutons devant eux, ils s’en vont vite sans se retourner. Ce n’est pas que cela presse, les Bulgares ne sont pas à leurs trousses, mais ils les ont vus, et, du même pas qu’ils sont partis, du même pas ils continuent.

Pourquoi ?

Puisque ce n’est pas la guerre, pourquoi vous sauvez-vous ? « Bulgares ! » répondent-ils. Est-ce que pour eux où il y a Bulgares il n’y a pas la guerre ?
Un d’eux est tout vibrant, il vient d’être pris à Hadjibalik entre les feux des patrouilles anglaises et bulgares. Il ne peut pas encore croire qu’il est vivant. Ils veulent tout nous dire, ils nous montrent les minarets avec leurs bras qu’ils arrêtent sur chaque. Ils disent : Vetrina Bulgares ! Hadjibalik Bulgares ! Et levant plus haut les bras ils nous montrent les hauteurs de Soultanitza. « Là, canons », confient-ils. Ils nous ont quittés, ils n’ont rien à manger. Mais nous allons à Serès, disent-ils.
À Serès, malheureux ! Il ne reste plus que dix sacs de farine.
Plus nous gagnons de temps, plus nous avons chance de rentrer à Demir-Hissar où le coup de téléphone n’est peut-être pas encore parvenu. Les Bulgares ne peuvent pénétrer à Latrovo que ce soir.
C’est la plaine. On voit au loin devant nous, on voit Vetrina où viennent de s’installer les Bulgares. Les fuyards annonçaient qu’ils étaient 25 000 avec dix pour cent d’Allemands. Les fuyards avaient des yeux agrandis, ils ne sont pas plus de deux régiments.
À un kilomètre, voici une colonne sur route, elle est bien rangée, ça n’a pas l’air d’être des fuyards. Ce sont des soldats grecs. Deux officiers à cheval sont en tête. Les soldats n’ont pas que des fusils, ils ont aussi des chaises, des fourneaux, des bonbonnes et des chiens qu’ils tiennent par une corde. C’est un déménagement.
D’où vient cette troupe ? Est-ce la garnison de Demir-Hissar qui se retire ? Les officiers ont une mine terreuse. Ce sont les deux compagnies du fort Roupel.
Descendons d’auto, courons vers les officiers. Ils ne veulent rien dire. Pourquoi avez-vous tiré le canon à blanc ? leur demandons-nous. Ils ne veulent rien dire. Les officiers ont la mine terreuse. Les soldats ont tiré à balle. Pourquoi avez-vous lâché ? Par ordre, répondent-ils.
Descendez sur Serès, garnison de Roupel descendez, il ne reste plus que dix sacs de farine.
Nous approchons de Kula tous yeux ouverts, rien. La terreur des Macédoniens va trop vite. Nous avançons sur Sadjak, rien. Ce n’était qu’un faux renseignement. Seul Latrovo peut maintenant nous couper la route et Latrovo ce n’est plus sérieux, car nous avons eu la preuve écrite avant de quitter Serès que les Bulgares demandèrent à Athènes la permission de patrouiller jusque-là. Tout dépend encore de la rapidité du coup de téléphone.
Continuons. Latrovo est passé tout à fait sur la route, c’est à gauche de la ligne du chemin de fer. Il faut nous assurer avant de le dépasser que les ennemis n’y sont pas, car ils pourraient ensuite nous couper la retraite. Nous laissons l’auto, nous traversons la voie ferrée au grand ahurissement du poste grec dormant contre le talus. Les pauvres soldats grecs, ils ne comprennent plus rien à ce qui se passe ; Français, Anglais, Allemands, Bulgares, Serbes, n’en jetez plus, ils demandent grâce. Nous coupons à travers champs, nous ne pénétrons pas dans le village par le chemin normal, nous nous faufilons entre les maisons.
— Les Bulgares ? demandons-nous aux habitants. « Non », font-ils de la tête.
Nous regagnons notre auto. La route s’incline. Voici Demir-Hissar, nous y entrons. Tout le poste grec, à notre apparition, sort, les yeux élargis. Quels sont ces arrivants ? Qu’annonce cette auto ? Allemands, Anglais, Bulgares, Français ; nous la laissons là, car les rues ne sont pas faites pour de semblables véhicules. Les soldats grecs n’en sont pas encore revenus.
Demir-Hissar, c’est la figure même de l’invasion. Elle donne une sensation de pâleur. Si les villes avaient un visage, Demir-Hissar serait blême. Le silence. Des soldats grecs inquiets et inoccupés, des maisons ouvertes où l’on voit qu’on a emporté ce qu’on a pu. Une grande place vide, un minaret qui par-dessus les toits semble guetter une terrible approche ; c’est Demir-Hissar prête à être livrée. Avançons.
Il ne reste plus que des Turcs, ils ont été massacrés autrefois, eux aussi, par ceux qui sont à la porte. Mais aujourd’hui, ils sont leurs alliés, ils attendent. Plus rien ne va dans cette ville. On a l’impression que ceux qui demeurent ne peuvent même plus manger, non parce qu’il n’y a rien, mais parce que tout paraît suspendu. L’épervier plane. Nous nous arrêtons pour prendre le café, car tout est suspendu, sauf le café ; chez les Turcs on boit le café jusque dans le cercueil.
Tout ce qu’il y a de fez accourt. On dirait que nous allons faire de la musique.

La gare est-elle livrée ?

Un sous-officier grec s’approche, il est grand, il a l’œil farouche. Que faites-vous ici ? demande-t-il. Nous ne répondons pas.
Vous êtes des Allemands ? crie-t-il. Ah non ! clamons-nous à pleins poumons. Ce fut une transfiguration. La figure du sous-officier passa immédiatement de la fureur à la grâce et à la joie. Français, Anglais, répétait-il, en nous serrant les mains. Il ne voulut pas qu’on payât nos cafés, il voulut en boire un avec nous. Prenez garde, il y a des espions ici. Vous êtes sûrement signalés. Ils vont vous couper la route. Partez, répétait-il, il craignait qu’on nous fît du mal.
La gare est-elle livrée ? lui demandons-nous. Le gendarme est parti voilà trois quarts d’heures. Il n’est pas revenu. Je ne sais pas ce qui se passe.
La gare est à trois kilomètres, nous rejoignons notre voiture pour y courir. Sous-officier et soldats en apprenant qui nous étions étaient entrés en joie. Les officiers qui venaient de le savoir et qui attendaient près de notre voiture rentrèrent en fureur. Toute l’explication de la tragédie présente de la Grèce est là-dedans ; ceux qui commandent tiennent pour un côté, ceux qui obéissent tiennent pour l’autre. Mais il est des moments où la fureur d’officiers ne compte pas devant un coup de volant.
Nous roulons vers la gare, nous l’apercevons. Notre voiture s’enlise dans le sable, il faut une demi-heure pour la dégager. Pendant ce temps le téléphone avait marché.
Je vous l’affirme, une deuxième fois, les Bulgares viennent d’imposer leur coup de force à Athènes. On allait livrer la gare.
Le Petit Journal, 5 juin 1916


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