vendredi 10 juin 2016

Annie Ernaux fait ses courses

Au pays de l’hypermarché Auchan, c’est la fête toute l’année. On passe, sans avoir le temps de respirer, de Noël au ramadan ou à la Foire de printemps aux vins. Pour Annie Ernaux, l’hypermarché est une occasion de lever le nez des pages d’écriture. Pour mieux y revenir quand, pendant une année, elle tient le journal des moments passés chez Auchan, à Cergy. « Un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là. »
Annie Ernaux ne s’est pas mise à considérer les grandes surfaces comme un espace littéraire le 8 novembre 2012, date du début de ses notes. Elle en a parlé dans Journal du dehors, en 1993, et dans La vie extérieure, en 2000. Le monde sensible n’a jamais été limité, pour elle, aux relations entre intellectuels. Et ce terrain-là est particulièrement riche, parce qu’il en dit long sur notre société.
Elle relève tout ce qu’elle voit, hésitant à en tirer des leçons mais ne cachant rien des questions qui l’habitent. La population est différente selon les jours et les heures. Les mélanges ethniques sont nombreux. Les caisses automatiques remplacent celles où l’on tente de mesurer, avant de choisir une queue plutôt qu’une autre, l’efficacité de la caissière. Le super discount propose des produits moins coûteux, mais en grande quantité et d’une qualité douteuse. Le jaune des panneaux des prix d’accroche lui semble de plus en plus agressif. Il est interdit de lire au rayon librairie…
Pendant ce temps, au Bangladesh, une usine textile brûle : 112 morts. Puis un immeuble s’effondre, qui abritait des ateliers de confection : 1127 morts. Dans les deux cas, les ouvrières, puisqu’il s’agit surtout de femmes, travaillaient notamment pour Auchan. « Evidemment, hormis des larmes de crocodile, il ne faut pas compter sur nous qui profitons allègrement de cette main-d’œuvre esclave pour changer quoi que ce soit. »
Regard au plus près, regard qui prend de la hauteur : Annie Ernaux a tout vu, tout compris de cet univers-là dans Regarde les lumières mon amour.

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