mardi 21 juin 2016

Benoîte Groult, le départ d'une battante

96 ans et une présence assidue aux premiers rangs d'un féminisme d'avant les Femen, Benoîte Groult, décédée la nuit dernière, a marqué son époque. Outre que je pense à Blandine, celle de ses filles que j'ai le plaisir de connaître, il me revient, parfois de loin, le souvenir de lectures qui ne m'avaient pas immédiatement situé un engagement venu peut-être, après tout, au fur et à mesure qu'elle prenait conscience du monde où elle vivait. Je ne me rappelle pas, en effet, les livres écrits avec sa sœur Flora (Journal à quatre mains, Le féminin pluriel ou Il était deux fois) comme des prises de position radicales. Ce fut plus clair ensuite, quand elle ouvrit son oeuvre personnelle avec La part des choses (1972) et davantage encore avec Ainsi soit-elle (1975), où elle délaisse la fiction.
Je n'avais pas envie d'écrire un roman. Mais un je-ne-sais-quoi. Un fourre-tout. Un livre qui parle des femmes qu'on qualifie aujourd'hui de M.L.F. dès qu'elles s'avisent de broncher; de la nature qu'on appelle l'environnement comme si elle n'existait que pour nous servir d'écrin; de la Bretagne que l'on baptise région de l'Ouest pour mieux la désincarner; des jardins qui consolent; de la mer qui se moque si royalement des humains – pour combien de temps encore? –, des livres que les femmes se mettent à écrire maintenant et qui disent enfin les choses jamais dites, par nous parce qu'on nous persuadait qu'elles étaient sans importance, par les hommes, parce qu'étant hommes précisément, ils ne pouvaient pas les connaître. Et puis ce sont les femmes qui ont tout envahi; sans doute parce qu'aujourd'hui, elles sont devenues le grand sujet, le point d'interrogation, le problème, l'espoir.
Son dernier roman, La touche étoile, paru il y a dix ans, parlait notamment de la mort, mais pas seulement. Voici ce que j'avais écrit à sa parution:
Auteure, écrivaine (prière de porter l’accent tonique sur le « e » final) : Benoîte Groult reste en écriture une fringante octogénaire qui n’a pas renoncé à ses combats. Ceux de La part des choses ou de Ainsi soit-elle, des livres qui disaient il y a plus de trente ans la nécessité de poursuivre le combat féministe. Tout comme il reste indispensable en 2006, incarné dans La touche étoile par une formidable arrière-grand-mère indigne, Alice – l’âge et le parcours de Benoîte Groult elle-même, l’âge de ses artères aussi, malheureusement, et des autres organes vieillissants. Mais la tête se porte bien, merci pour elle.
Au-dessus de cette tête veille Moïra, ange de la destinée, qui ne craint pas d’intervenir dans la vie des autres. Ainsi, elle fait vivre à Marion, la fille d’Alice, un bel amour irlandais qui se déploie comme une évidence sous le ciel gris et qui lui permet de sauver son couple, celui-ci sortant paradoxalement renforcé de sa liaison avec Brian. Paradoxe ? Voire ! Benoîte Groult croit à l’épanouissement dans la liberté. Pour les femmes aussi. Même lorsqu’elles sont arrivées à un âge où le jeunisme ambiant les fait se sentir deux fois plus femmes – dans l’exclusion.
Pour dénoncer celle-ci, elle a gardé toute sa virulence et son humour grinçant. Le trait qui touche est une de ses marques de fabrique. Elle l’applique avec la science d’une escrimeuse consommée. Et la partage avec Alice, écartée du journal où elle travaille en faveur d’une collaboratrice dont l’âge est censée la mettre en phase avec les lectrices. Au moins, la jeunette ne rompra-t-elle probablement pas une lance, croit-on à la direction, contre l’asservissement des femmes aux hauts talons alors que ceux-ci reviennent à la mode…
Mais La touche étoile n’est pas seulement un livre de femme toujours en colère. Il offre aussi de beaux, de grands moments de tendresse à travers les générations. Et s’achève sur la perspective d’une mort choisie avant que la décrépitude soit trop grande. C’est-à-dire une fin dans la sérénité – encore que ce soit là, encore, un combat auquel adhère l’auteur des Vaisseaux du cœur. Battante jusqu’au bout, et plus jeune d’esprit que bien des jeunes écrivaines.
Ce roman n'était pas un testament. Mon évasion, autobiographie parue deux ans plus tard, l'est davantage, en même temps qu'un témoignage:
Moi qui suis née en 1920, qui ai grandi sagement dans une institution catholique et qui suis arrivée à l’âge adulte sans même avoir le moyen légal d’exprimer mon opinion sur les orientations de mon pays, (je n’ai obtenu le droit de vote qu’en 1945, à 25 ans!) Moi qui me suis avisée, la quarantaine venue, que j’avais vécu une bonne partie de ma vie sans contraception ni IVG, (ce qui ne veut pas dire, hélas, sans avortements), sans avoir pu accéder aux écoles de mon choix, au pouvoir politique, aux hautes fonctions de l’État, pas même à l’autorité parentale sur mes propres enfants, j’ai l’impression d’avoir été condamnée à une interminable course d’obstacles.

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