mardi 26 juillet 2016

En rayon, Thierry Beinstingel avant la rentrée

On la sent, la pression de la rentrée littéraire avec vue sur le calendrier.
Si vous ne me croyez pas, descendez en bas de cette page, vous y trouverez l'agenda des parutions à partir du 15 août, c'est-à-dire demain, après-demain au pire.
Des écrivains y trouveront leur moment de gloire, beaucoup d'autres, non. Dans les jours qui viennent, je me propose d'aller faire un tour, dans les rayons de ma bibliothèque, à la recherche de romans plus anciens d'écrivains qui en sortent un nouveau prochainement. Parce qu'on ne vient pas de nulle part, que les livres précédents sont les strates sur lesquelles reposent celui qu'on attend.
Aujourd'hui, attendons donc Vie prolongée d'Arthur Rimbaud, de Thierry Beinstingel en nous souvenant de Retour aux mots sauvages, du même auteur et chez le même éditeur (Fayard), paru il y a six ans.
Comme un artiste, il doit choisir un pseudo. Comme Maryse, prendre une voix d’hôtesse. Comme tout le monde, suivre les indications que lui fournit son écran, poser les bonnes questions, décrocher de nouveaux contrats, passer d’un client à l’autre sans perdre de temps. Il est nouveau sur le plateau où il vient d’être engagé. Il n’est pas habitué aux mots, jusque-là il s’occupait de câblage et d’électricité. Mais, le marché du travail étant ce qu’il est, il est devenu Eric dans le centre d’appel d’une grosse boîte de télécoms. Un casque sur les oreilles, un micro devant la bouche, un écran devant les yeux, la souris dans la main droite, l’esprit en éveil ou au loin, selon son degré de concentration.
Thierry Beinstingel investit le travail à la chaîne, façon nouvelles technologies. Les outils ont changé. Les objectifs, pas du tout : la rentabilité reste la première préoccupation. Et le rythme doit être tenu sans relâchement. Au suivant ! chantait Jacques Brel, dans un tout autre contexte il est vrai…
Les journées d’Eric sont monotones et hachées. Le romancier épouse un tempo dont son personnage ne s’évade que par la course à pied, où l’essoufflement guette aussi, mais au moins celui-ci est-il librement choisi. Eric sort aussi du cadre en prenant lui-même contact avec un client dont il tente de régler le problème. Jamais d’implication personnelle, lui avait-on pourtant dit.
Sous pression, les employés stressent, parfois dépriment. Et certains se suicident, dans ce qui semble une véritable épidémie. C’est le Retour aux mots sauvages, quand la violence sournoise faite aux hommes (et aux femmes) débouche sur des réactions désespérées. Thierry Beinstingel lutte contre le poids des jours, le choc des formules dont la répétition blesse aussi sûrement qu’un coup de gueule.
Avec les premières lignes en prime.
Retour au travail, course pour être à l’heure : il arrive un matin dans le service. Il entre sans frapper, il se sait attendu. Il reste cependant à peine le seuil franchi, bras ballants. On le regarde. Certains sont déjà en conversation, casque sur les oreilles. Le chef lui serre la main. Tiens, le nouveau, tu n’auras qu’à te mettre là. Là, c’est une chaise qu’il pousse à côté d’une collègue déjà assise. Moi, c’est Maryse, elle fait. Le chef s’appuie des deux mains sur le bureau et dit à Maryse : Tu n’auras qu’à lui montrer. Puis à celui qu’il a baptisé le nouveau : Tu n’auras qu’à écouter. Mais déjà on l’appelle du fond de la salle. Le chef dit : Excusez-moi, puis s’en va. Maryse se tourne vers le nouveau et soulève son casque : Tu viens d’où ? Il dit le nom d’un autre service de l’entreprise, dans une autre ville. Ses mains sont bien à plat sur ses genoux. Le dos est voûté. Maryse hoche la tête sans cesser de sourire : Ici, il y en a déjà quelques-uns, des comme toi. Il fait mine de bouger ses mains comme s’il s’apprêtait à répondre mais Maryse regarde soudain son téléphone où clignote une lumière. Elle appuie sur un bouton, rajuste son casque et annonce d’une voix d’hôtesse le message d’accueil de l’entreprise. Il se contente de hocher la tête à son tour et ses doigts épais reposent à nouveau sur ses cuisses. Il porte un jean et un pull-over, comme avant. Sauf que sa femme ce matin lui a fait la remarque qu’il pourrait mettre un pantalon plus neuf, son nouveau métier sera moins salissant tout de même. Alors la paume de ses mains racle le tissu encore lustré. Il examine le casque. C’est un modèle léger, posé par-dessus la chevelure de Maryse. Une mèche raide, d’une teinte plus blonde, balaie un petit microphone que Maryse ajuste de deux doigts près de sa bouche tout en continuant de parler d’une voix d’hôtesse. Elle se tourne vers lui en levant les yeux au ciel : il comprend que ce doit être un client difficile. Il essaie d’accrocher quelques mots, tarifs, options à rajouter, assurance vol. C’est compliqué et lointain. Et dire que c’est son nouveau travail : devenir une Maryse avec une voix d’hôtesse.

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