jeudi 8 juin 2017

Didier Decoin, Prix des lecteurs de L'Express/BFMTV

Postulat: les lecteurs ont du talent.
Démonstration par la qualité des prix littéraires, qu'ils soient attribués par des écrivains, des journalistes, des libraires, des bibliothécaires, ou de "simples" lecteurs - ce que tous ceux qui précédaient étaient aussi, n'en déplaise aux complotistes de toutes les espèces.
Confirmation par le dernier en date, le Prix des lecteurs de L'Express/BFMTV, qui couronne l'excellent Bureau des Jardins et des Etangs, d'un Didier Decoin en grande forme, au moment de l'écriture comme à celui de répondre à mes questions.
Qu’est-ce qui vous a attiré du côté du Japon ?
La littérature, d’abord, que je fréquente depuis longtemps. Je suis tombé « in love » avec le Japon en lisant notamment les Journaux des dames de cour ou Le Dit du Genji qui est pour moi l’invention du roman, de la vraie fiction qui date d’ailleurs de l’époque à laquelle j’ai situé mon propre roman et je n’ai jamais cessé de ma passionner pour cette littérature japonaise que je trouve d’une fluidité, d’une simplicité, d’une beauté classiques extraordinaires.
Donc, une littérature ancienne ?
Mes goûts vont jusqu’à Murakami. A mes yeux, le plus grand littérateur japonais est Yasunari Kawabata. Son portrait est dans ma bibliothèque, juste derrière moi, il regarde par-dessus mon épaule, et de temps en temps je lui demande son point de vue sur ce que j’écris, si ce n’est pas trop mauvais. Il ne me répond pas, mais son regard se fait parfois sévère. C’est vrai que la naissance du roman tel que nous le pratiquons en Occident me semble être liée aux Dames de cour ou à l’admirable Dit du Genji.
Il y a donc longtemps que vous pensiez à écrire un roman japonais ?
Oui, mais c’est toujours le même problème, il faut une histoire. Je savais qu’un jour j’écrirais sur ce monde-là, donc j’accumulais des informations, de la documentation, mais je n’avais pas l’histoire qui me permettrait de développer cet univers. Et la petite Miyuki est née, un jour. Je me rappelle avoir lu dans un magazine qu’il y avait des concours de fragrances au Japon à cette époque-là, comme il y avait des concours de poésie, et je me suis dit que c’était extraordinaire. Moi qui suis passionné par les odeurs, de penser qu’il y avait des concours de parfums, j’ai eu l’idée d’envoyer une petite paysanne sale, souillée de partout, porter son odeur étrange au milieu du raffinement extrême de la cour impériale pour voir ce qui allait se passer.
On pense au Parfum de Patrick Süskind. Vous l’aviez aussi à l’esprit ?
Oui, bien sûr. Je déteste Süskind, je le hais, je voudrais l’écrabouiller.
Vous auriez voulu écrire ce livre ?
Evidemment. Quand j’ai su qu’il y avait un livre qui s’appelait Le Parfum, je me suis précipité dessus et, dès les premières pages, j’ai été effondré, c’était horrible. C’est ça que je voulais faire, moi ! Pourquoi il l’a fait, lui ? En plus, il l’a fait bien, il a fait un livre merveilleux. Je ne peux pas le réécrire, je n’ai même pas l’excuse de dire que je peux le refaire parce qu’il l’aurait raté.
A la fin du roman, vous donnez les dates entre lesquelles vous y avez travaillé. Douze ans, c’est très long, pour vous, non ?
Oui, c’est long pour moi. Mais, dans ce temps, il y a la part de documentation, de recherches, qui a été très longue. J’ai voulu essayer de donner la description la plus authentique possible de ce que pouvait être le monde de Miyuki.
Le livre se passe au XIIe siècle ?
Oui, vers l’an 1100. C’est l’époque où, nous, on a Charlemagne, en gros, à deux cents ans près. On est dans une époque où l’Occident dégouline de partout, c’est le sang, c’est la fureur. Je n’ai pas beaucoup de respect pour les châteaux de ce temps-là. Tandis qu’au Japon, à ce moment-là, il y avait un paroxysme du raffinement. Pas de peine capitale, peu ou pas de guerres, le pays était complètement fermé sur lui-même mais avait atteint un degré de raffinement exceptionnel.
En vous lisant, on se demande parfois si vous avez voulu donner une reconstitution précise de l’époque ou si l’esprit du temps est l’essentiel.
C’est les deux. La reconstitution, c’est le plancher sur lequel je peux marcher. Si je n’ai pas ça, je ne peux pas faire avancer le livre. Quand on écrit de la fiction, il faut avoir des garde-fous, sinon on tombe à l’eau. Et on tombe à l’eau en entraînant son lecteur dans l’abîme. Quel que soit le livre que j’écris, j’ai toujours procédé de la même manière : être le plus précis, le plus solide possible dans la documentation pour me libérer complètement à côté, pour avoir des personnages complètement inventés. Ce que fait Miyuki, c’est invraisemblable, je pense qu’aucune femme ne pourrait le faire. Mais j’ai le droit de le lui faire faire parce que la toile de fond est vraie.
Est-ce qu’on peut dire que c’est une histoire d’amour ?
Ah ! oui ! C’est une histoire de passion, parce qu’elle adore son mari. C’est l’homme de sa vie qui est mort, qu’elle a enterré. Mais, dans son esprit, il n’est pas vraiment mort, il est à côté d’elle, il chemine avec elle. C’est aussi un livre pour dire non au néant. Je ne crois pas au néant, de toute façon. Peut-être que je ne veux pas. Il y a chez moi un refus viscéral du néant, qui se traduit par l’idée que Katsuro marche à côté de Miyuki, qu’elle peut continuer à l’aimer. Ils ne peuvent plus s’entendre, ils ne peuvent plus se parler, mais ils peuvent continuer à s’aimer. Ce n’est pas parce qu’on est dans le silence qu’on ne peut plus aimer.
C’est aussi un livre sur la fidélité, fidélité au travail de Katsuro, d’une certaine manière…
C’est par fidélité à Katsuro, et aussi par déférence envers le village dans lequel elle vit, pour les revenus et pour l’honneur qui est si important chez les Japonais. Si le village de Shimae ne remplit pas sa tâche, le déshonneur sera sur lui, ce qui est intolérable. Katsuro ne l’aurait pas admis non plus. Ils sont liés par ce pacte-là, qui est non écrit bien sûr. Mais les Japonais vivent l’honneur d’une manière permanente. On a perdu le sens de l’honneur.
Une grande place est donnée aussi aux dieux, aux croyances diverses, aux superstitions, aux forces de la nature. C’était important ?
C’est très important, parce que je pense, encore une fois, que c’est une façon de dire que le néant, la solitude absolue n’existent pas. Ce qui fait le plus peur dans le monde, c’est de se dire : je suis tout seul. Tout seul dans la mort, tout seul dans la souffrance, tout seul dans l’inconnu.
Dans le déroulement du roman, il y a une astuce assez habile, au moment où Miyuki couche presque avec le directeur du Bureau des jardins et des étangs, sans savoir qui il est. Vous le dites, en revanche, tout à la fin de cette scène, discrètement, comme si vous n’étiez pas sûr que le lecteur a besoin de le savoir.
Quand j’écris un livre, je pense toujours que le lecteur l’écrit avec moi. Si je suis tout seul, ça ne sert à rien d’écrire. Il y a un co-auteur qui est le lecteur. Donc je lui fais des clins d’œil, des chatouilles, des coucous… C’est moi qui signe le livre mais chaque personne qui le lit peut avoir une vision particulière des personnages. Miyuki n’est pratiquement pas décrite, à chacun de l’imaginer comme il veut.
On sait qu’elle a 27 ans.
Oui, ce n’est pas beaucoup mais, pour l’époque, ce n’était pas mal. Je crois qu’elle ressemble à l’image de la couverture du livre, mais c’est une image personnelle. Si un lecteur me disait : c’est une blonde aux yeux bleus, je ne lui en voudrais pas du tout.
Le titre du livre, « Le bureau des jardins et des étangs », semble détourner le regard de son héroïne. Pourquoi ?
J’ai choisi ce titre parce que c’est le but de Miyuki : arriver au Bureau des jardins et des étangs. Ce qui est important dans le tir à l’arc, ce n’est pas la flèche, c’est la cible. En plus, je trouvais ce titre intrigant et il me faisait rêver. Quand on prononce le mot « jardin » et le mot « étang », ce sont des mots qui me parlent.
Parce qu’il y a toute une vie dedans ?
Dedans et autour. Ce sont des endroits extraordinaires qui sont près de palais. Un étang sacré, ce n’est pas rien.
Nagusa, le directeur, ne supporte pas l’odeur de Miyuki…
Il ne sait pas s’il la supporte ou pas. Il en est extraordinairement troublé. A priori, elle ne sent pas bon. Mais, en réfléchissant bien, peut-être qu’il va changer d’avis.
Toujours est-il qu’il décide de la sauver.
Oui, il décide surtout qu’elle peut lui être extrêmement utile. A partir du moment où l’empereur a donné son schéma directeur, une demoiselle qui sort d’une nappe de brume, qui traverse un pont, qui entre dans une deuxième nappe de brume, il se demande comment rendre l’odeur de la demoiselle. Et il y a cette petite qui est là, qui dégage une odeur bizarre, on va dire que c’est son odeur à elle. Il ne s’est pas trompé.
Où situez-vous ce roman dans votre œuvre ?
C’est mon préféré, tout simplement.
Parce que c’est le dernier, ou parce qu’il a quelque chose en plus ?
Non, non. Parce que je me suis plus investi dedans. Il y a beaucoup plus de mes fantasmatiques personnelles dedans. C’est le plus sincère, c’est le plus vrai, celui qui me ressemble le plus. Il traite d’une double thématique que j’aime, la jeune femme, le parfum – l’odeur, la senteur, la fragrance, comme vous voulez. C’est le voyage, aussi, et je suis passionné par les déplacements, il y a l’exil, l’exode, l’humilité, la soumission. Je suis passionné par le Japon, je n’y suis pas allé parce que ce Japon-là n’existe plus. J’aurais aimé connaître ce monde-là. Avoir une maison en bois avec des fenêtres en papier, ça m’aurait beaucoup plu.
Enfin, comme beaucoup d’autres écrivains depuis la mort de Jean-Marc Roberts, vous lui dédiez votre livre. En quoi était-il un éditeur d’exception ?
D’abord, c’était mon meilleur ami, ce qui n’est pas rien. C’était un éditeur hors du commun, et je ne suis pas le seul à le dire. Il était capable de vous appeler à quatre heures du matin parce que tout à coup il avait une angoisse, pas par rapport à lui-même mais par rapport à votre livre : « J’espère que demain, le papier dans Le Monde va être bon, j’aime tellement ce livre. » Il était exceptionnel en cela. Je l’ai vu pleurer en parlant d’un livre, de vraies larmes, pas du chiqué.

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