mercredi 28 juin 2017

La dernière danse de Pierre Combescot

Il signait, dans Le Canard enchaîné, Luc Décygnes. Forcément: ses articles étaient notamment consacrés à la danse. Mais les amateurs d'écritures charnues et sensuelles se souviendront surtout de l'écrivain Pierre Combescot, mort hier à 77 ans, pour quelques romans qui ont laissé des traces. Je n'ai pas tout lu. J'ai adoré tout ce que j'ai lu.

Baroque. Tel est le mot qui vient naturellement à l’esprit chaque fois qu’on parle de Pierre Combescot. À dire vrai, il ne donne guère l’occasion de l’utiliser tant il est discret. En 1973, il avait publié son premier livre, une biographie de Louis II de Bavière. Deux ans plus tard, son premier roman, Le Chevalier du crépuscule, inspiré par Frédéric II de Sicile. Puis il avait fallu attendre 1986 pour lire Les Funérailles de la Sardine, roman touffu et… baroque qui plongeait au cœur de l’Italie en remontant jusqu’au XVIe siècle. Voici enfin Pierre Combescot de retour avec son nouveau livre, Les Filles du Calvaire, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne manque pas de chair.
L’écriture en est un des moteurs les plus puissants : une grosse cylindrée à la mécanique sans doute un peu curieuse, peu orthodoxe, puisqu’on y décèle très vite un surprenant mais séduisant balancement de la phrase, qui ne retombe pas souvent là où on l’attendait. L’essentiel, quoi qu’il en soit, reste le mot « écriture ». Pierre Combescot a la sienne, extrêmement personnelle, et elle procure un bonheur de lecture digne des efforts nécessaires à l’adaptation du début. C’est qu’on n’entre pas dans un livre de Pierre Combescot comme dans n’importe quel petit roman habilement torché où la langue se réduit au plus petit commun dénominateur. Non, il y a ici une exigence inhabituelle qui impose de se mettre en harmonie avec elle, à son diapason, comme un œil doit s’accommoder en fonction de la distance à laquelle il se trouve de l’image observée. Si l’on n’y parvient pas, ou si l’effort paraît trop important, on risque fort de passer complètement à côté de ce livre. Il y aurait de quoi nourrir quelques remords.
Pierre Combescot désigne de manière transparente, dans les premières pages, une des sources auxquelles s’abreuve sa plume. Il le fait en parlant des Poignardeurs, « des petits gars juteux qui possédaient le sens inné du beau geste, dût-il être criminel », et de leur langue : « Ils avaient leur jargon ; un parler souple et imagé où chaque mot recelait un parfum d’aventure. En reprenant à leur compte l’arpion des indics et des vaches et le bigorne du petit poisseux des fortifs, ils perpétuaient, sans s’en douter, la tradition de la langue verte. » Une langue qui coule, qui roule, bruyante et rocailleuse, inventive à tout moment, qui monte à la tête et enivre au point qu’on s’en parfumerait bien tout le corps tant elle est charnelle, en particulier quand Combescot la met dans la bouche de ses personnages. Ou sous leur plume…
Car l’histoire qu’il raconte (une des histoires, du moins) est aussi affaire d’écrit. Elle se nourrit d’une longue correspondance entre Madame Maud et la Roubichou, entrées « dans le jeu terrible de l’écriture » où les mots eux-mêmes entraînent toujours plus loin, toujours au-delà de ce qu’on pensait confier à l’autre, jusqu’aux secrets les plus intimes, les plus inavouables, contredits, réécrits sans cesse afin de brouiller les pistes, mais plus les pistes se superposent approximativement et plus la vérité apparaît en filigrane…
Elles en auront, des douces cochonneries à se raconter, ces deux-là qui ont déjà beaucoup vécu, entraînées dans un nouveau tourbillon de vie et de mort, comme dans une danse qui commence lentement et s’achève en trépignement féroce.
Les lettres échangées ainsi entre les deux femmes, qui ont davantage en commun qu’elles le pensent, racontent donc des histoires du passé. Mais pas n’importe comment. Madame Maud « mettait un malin plaisir à rendre les choses difficiles – sans doute pour qu’elles fussent irrémédiables ; elle égarait sa victime par des surprises, des fausses confidences, des dénouements imprévus à une histoire commencée quelques lettres plus tôt, laissée en quenouille et reprise alors même que sa correspondante en avait oublié le début ».
Ces avancées et ces reculs, ce lent entortillement, c’est aussi le rythme auquel nous balade Pierre Combescot, qui est notre Madame Maud et dont nous sommes la Roubichou. Plusieurs chapitres se terminent par la phrase-appel : « Et voici comme. » Et nous voilà relancés !
Pour faire bonne mesure, et pour achever de lier son lecteur, Pierre Combescot fait mine d’organiser tout cela avec une certaine logique. Mais attention ! Quand il commence à expliquer : « Puisqu’il nous faut restituer les événements dans leur chronologie, en respectant l’ordre plus ou moins dans lequel ils advinrent », il est prudent de se méfier ! C’est un piège de plus qu’il nous tend en tissant entre les années une toile si serrée que nous ne pourrons plus nous en dépêtrer. Encore faudrait-il avoir envie d’en sortir, ce qui est peu probable…
Nous sommes en effet plongés, avec ce roman, dans un monde étrange, sordide et grandiose à la fois. Grandiose dans le sordide, en quelque sorte.
L’univers marginal où s’agitent les personnages va chercher ses racines loin et en des endroits très divers. On nous parle de juifs d’Afrique du Nord, de Russes blancs, de légionnaires parmi lesquels se trouve un ancien nazi, d’un homme qui veut être Landru ou rien, d’une naine qui se précipite au « grand théâtre de la mort », d’une marraine de guerre, du Chinois, d’une donneuse, de michetons, etc. Cela fourmille, cela grouille, dans un monde interlope qui pourrait être celui de Modiano mais où les ombres familières de celui-ci auraient pris une réelle consistance physique et, du coup, auraient surgi pour la première fois en pleine lumière, étonnants de vie.
Malgré deux guerres mondiales, malgré de nombreuses disparitions explicables ou inexpliquées, c’est peut-être l’image du cirque qui marque le plus profondément le roman. Est-il activité ou divertissement plus baroque qu’un cirque ? Les trapézistes nient la pesanteur, au risque de se voir rattrapés par celle-ci, et se trouvent en permanence sur le fil du rasoir. Les clowns forcent le trait, se griment pour n’être plus que des porteurs de masques, rient ou pleurent trop fort, afin que l’on sache bien que tout cela n’est pas vrai, que c’est seulement une caricature de la vie. Oui, mais… une caricature peut parfois mieux faire comprendre ce qu’est la vérité !
On croit entendre la musique de ce cirque, il y a quelque chose de tourbillonnant, des paillettes dans l’air. En même temps, une fois encore, on n’échappe pas au sordide. La femme-tronc semble avoir un destin particulièrement tragique. Le soir où, en pleine représentation, alors qu’un artiste monte, éclairé par un cercle de lumière, vers le sommet du chapiteau, on découvre un pendu qui a choisi cet endroit apparemment incongru pour mettre fin à ses jours est un moment particulièrement significatif : c’était la fête, le spectacle haut en couleur, l’endroit par excellence où on ne pense pas aux soucis quotidiens, et puis voilà la mort, violemment présente, qui rappelle la précarité de l’existence.
Cette image-là, forte et brutale, est à la mesure de tout le roman. Il est excessif, mais d’un excès nécessaire, où rien n’est jamais gratuit. Tout y concourt, au contraire, à mettre en place une atmosphère de rage et de délire, qui fait penser parfois à Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, avec son souverain mépris pour les conventions, fussent-elles romanesques ou sociales.
Cette histoire pleine de bruit et de fureur se découvre dans l’urgence, pressé qu’on est d’en savoir plus, de relier ensemble des morceaux qui paraissent parfois disparates. On en sort essoufflé d’avoir tant couru à la poursuite des personnages, mais heureux d’avoir partagé avec eux cette tranche de monde.
Et, puisque Les Filles du Calvaire ont reçu, cette année-là, le Prix Goncourt, je m'étais ingénié à traquer Pierre Combescot dans la retraite où il s'était isolé (au milieu des taureaux, m'avait-il dit) pour trouver un peu de calme avec la tempête. Ce qui a donné l'entretien suivant.
Cité depuis des semaines comme le grand favori du Goncourt, Pierre Combescot était bien au rendez-vous du premier tour.
Pierre Combescot est un romancier qui aime embrasser, dans le même mouvement, la langue, le récit et les personnages. Il y a cinq ans, Les Funérailles de la sardine avaient été couronnées par le prix Médicis. Du temps s’est passé avant de retrouver la signature de Combescot sur la couverture d’un livre, mais l’attente en valait la peine : Les Filles du Calvaire offrent, avec la même générosité, une épopée jouissive. Il y a du cirque et des chansons, de l’opéra et des gros mots, des destins tragiques et d’autres dérisoires. Il se passe sans cesse quelque chose et, même si c’est impossible à résumer clairement, à moins de réduire le roman au fil tenu par Rachel Aboulafia, la Juive venue de Tunis et installée dans un bistrot sous le nom de Madame Maud, c’est tout le contraire d’une faiblesse !
La semaine dernière, dans la fébrilité des derniers jours avant un vote qu’on lui promettait en sa faveur, Pierre Combescot s’était retiré loin de Paris et avait fui les journalistes. Nous avons cependant bénéficié d’une exception qui nous a permis de réaliser cet entretien il y a quelques jours.
— Le temps qui se passe entre vos livres, est-ce parce que vous arrêtez de travailler après avoir publié, ou parce que vous travaillez longtemps ?
— Ce sont de gros livres, la plupart du temps, et j’y travaille quotidiennement, d’une façon régulière. Mais, entre deux romans, il me faut toujours une année de battement où je tourne autour, avec des feuillets que je déchire.
— Quel a été le point de départ des « Filles du Calvaire » ?
— C’est très difficile à dire. Je pense que j’avais depuis très longtemps ce livre en moi à travers une expérience de musique wagnérienne, du mythe de Parsifal, etc. Et, en même temps, j’avais une espèce de vengeance à assouvir auprès des mélomanes fanatiques de Wagner teutonisés. Quand je suis allé pour la première fois à Bayreuth, je devais avoir une vingtaine d’années, et il y avait encore un public extrêmement typé. On sentait les vieux nazis et, autour d’eux, des Français qui étaient vraiment de vieux relents de collaborateurs. Ils se retrouvaient à travers Wagner. Et puis, en approfondissant un peu l’histoire de Parsifal, il m’est apparu que Kundry était l’équivalent du Juif errant, puisqu’elle est la femme au double visage. Et donc, forcément, elle devait être juive. Ça m’a fait beaucoup rire de penser que Hitler avait dû l’applaudir à Parsifal alors qu’il aurait dû lui mettre une étoile jaune et l’envoyer dans un camp.
— C’est l’ironie de l’histoire !
— Voilà, c’est l’ironie de l’histoire. Et mon héroïne assimile son destin à celui de Kundry – elle ne connaît pas une note de musique, elle ne sait pas qui c’est, elle ne sait pas qui est Wagner, etc., mais, tout d’un coup, quand on lui raconte cette histoire, elle pense que c’est son destin.
— L’écriture est-elle importante pour vous ?
— Je vais vous dire une chose : il n’y a pas de livre sans une écriture, il n’y a pas de livre sans une voix, il n’y a pas de livre sans un style. On peut avoir les plus belles histoires du monde, s’il n’y a pas un style, une voix, une patte personnelle, il n’y a pas d’écrivain, il n’y a pas de roman.
— Votre écriture vous vient-elle naturellement ?
— C’est très travaillé, je sue. J’écris raide tout de suite, et c’est pour ça que je suis très lent. Mes manuscrits ont beaucoup de ratures, mais, dans le premier jet, il y a déjà la musique du livre.
— Il semble y avoir quelque chose de charnel dans vos rapports avec la langue…
— Oui. Je ne chipote pas. Je suis le contraire de quelqu’un de maigrichon, et physiquement, et intellectuellement, et aussi dans mon écriture. Vous avez raison, c’est une phrase qui a du sang. Mais, en même temps, il ne faut pas non plus que ça aille jusqu’à l’apoplexie. Trop gourmande, la langue devient insupportable. Je prendrais comme modèle le Flaubert de Bouvard et Pécuchet et non pas celui de Salammbô. Ou alors, le Flaubert des lettres.
— Est-ce un livre qu’on peut lire à plusieurs niveaux ?
— Tout à fait, oui. Il m’est apparu comme ça. Le soubassement m’est apparu d’abord. C’est comme en peinture : il n’y a pas de belle peinture s’il n’y a pas un beau dessin. Pour le roman, c’est la même chose s’il n’y a pas un plan, voulu ou pas voulu – parce que le roman force la main de l’écrivain. Le plan m’est dicté, je ne peux pas y échapper. Quand, par exemple, un personnage n’est pas voulu par mon roman, il tombe de lui-même. Et je l’oublie. C’est donc qu’il n’avait pas d’existence véritable.
— Dans un ensemble aussi vaste, comment sait-on que le livre est terminé ?
— On peut toujours surcharger, faire un livre épais. Mais c’est un peu comme un fruit, il faut qu’il vienne à maturation, qu’il se détache de l’arbre, qu’il tombe et qu’il ne soit pas trop lourd, qu’il ne s’étale pas. Il faut sentir ce moment, et il faut le cueillir. Il y a des gens qui ne savent pas, et qui laissent pourrir le fruit. J’aurais pu faire une fin beaucoup plus chargée et je ne me le suis pas permis. Je voulais finir sur une sorte de mystère, comme une parabole. Les personnages ont eu tant de vie que je pouvais me permettre de les liquider en trois feuillets…

Ce soir on soupe chez Pétrone (2004)

Parlez-vous zobain ? C’est ainsi que Pétrone qualifiait, à Marseille, l’argot des canailles. Ils allaient z-aux-bains. Où le zob occupait une place prépondérante. Voici donc Rome, au sens large, dans son génie et sa débauche. Un Satiricon revu et revisité par Pierre Combescot, maître ès civilisation et perversion antiques. Les mémoires apocryphes de Lysias sont un régal qui comble les gourmets et les gourmands. Car les excès n’empêchaient pas le bon goût. Ni la franche rigolade, la poésie.

De Florence à Paris, à cheval sur les 16e et 17e siècles, les alcôves bruissent d’amours illégitimes. Les complots fleurissent à tous les étages. Les espions les rapportent et les entretiennent. Toutes les rumeurs prennent des proportions délirantes. Le duel est à la mode, tandis que des armées combattent. Le meurtre est monnaie courante, par le poison, l’arme blanche ou le pistolet. L’époque est, pour le dire vite, un gros tas de fumier bien puant sur lequel brillent malgré tout des pierres précieuses. Car les richesses ne manquent pas et elles nourrissent la convoitise des plus ambitieux.
L’ambition, Léonora l’a tétée à Florence au sein de sa mère qui, blanchisseuse, rêvait d’un destin singulier. Sa fille, bien que très laide, a hérité d’un rêve qu’elle entreprend de réaliser dès lors qu’elle entre au service de Marie de Médicis. Pour la coiffer. Et plus si affinités, puisqu’elle entreprend d’amuser cette jeune fille dont l’enfance s’est déroulée « entre jeux, fêtes et crimes sanglants. » Avec la confiance qui grandit, Léonora comprend qu’elle peut manipuler Marie, en faire l’escabeau qui la conduira vers la gloire et, surtout, la fortune. La prédiction d’un mariage royal pour Marie permet à celle-ci de suivre les conseils de son amie, son autre elle-même, pour refuser un prétendant en attendant celui qui sera digne d’elle. Un roi de France, pourquoi pas ?
Pierre Combescot s’inscrit dans l’histoire, dans les périodes surtout où il trouve à s’ébattre au milieu des excès les plus fous. Il mène un train soutenu, fouette ses phrases, crève les mots sous lui pour leur faire dire ce qu’il veut. Et s’épanouit en décrivant Marie qui « fait la reine » tandis que Léonora se régale d’être sur le bon chemin.
Elle ne se trompe pas. Elle épouse Concini, un aventurier florentin qui lui ressemble, rapine, encaisse les fruits de la corruption, accumule les richesses, la voilà bientôt marquise, puis maréchale de France. Quel parcours !
Ouais. Sauf la fin. Dans un monde à l’instabilité chronique, les vainqueurs d’un jour deviennent souvent les dépouilles du lendemain. Et la Galigaï – un nom qu’elle a acheté – terminera dans l’horreur une existence au cours de laquelle elle avait joui de tout ce qu’elle avait désiré.
S’il brasse la fange à pleines mains, Pierre Combescot ne s’en contente pas. Il brasse aussi la langue, comme on le sait depuis longtemps – la réédition de son prix Goncourt, Les filles du Calvaire (Grasset, Les cahiers rouges) le prouve aussi plus près de nous dans le temps. Quelques mots rares dansent selon des rythmes inédits. Il crée des accords parfaits entre la musique d’une grammaire personnelle et ce dont il nous parle.
Son roman ne donne pas de leçon. Fallait-il brûler la Galigaï ? Ceux qui en étaient convaincus en viennent presque, après que c’est arrivé, à éprouver de la compassion pour elle. Preuve en tout cas que les sentiments humains sont toujours plus compliqués que les intrigues auxquelles ils participent.

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