vendredi 11 août 2017

14-18 , Albert Londres : «La guerre est remontée dans les Flandres»



« En Belgique… » disent depuis quelques jours les communiqués

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front des Flandres, août.
L’ombre était tombée sur elle ; depuis deux ans et demi, la bataille, ailleurs, avait porté ses coups, mais la guerre est remontée dans les Flandres et, de nouveau, voici la Belgique.
Dunkerque est toujours son unique porte. Sévère, la cité paye de temps en temps de certains coups de 380 la joie d’être restée inviolée. Ses blessures ne se voient pas ; où est né Jean-Bart, on demeure fier. La trace de l’affront dure peu, sitôt les rafales passées, le mur est redressé, le trou comblé. L’église seule garde sa plaie ouverte ; on ne lui a pas remis les deux larges morceaux de toit qui lui manquent, c’est sans doute pour que Dieu, quand on le prie de ne pas faire pleuvoir, entende mieux ce qu’on lui dit. L’uniforme français est rare, vous circulez entre Anglais et Belges. À la porte des bureaux de tabac, vous voyez des affiches qui vous annoncent, dans la langue de Kipling : « À lire ce matin dans le Daily Mail : Récit de M. Beach Thomas sur la grande bataille. » Vous entrez dans le débit… Vous désirez acheter les journaux français… il n’y a que les journaux anglais. Ils sont bien installés, chacun dans une belle case peinte et définitive et, quand vous sortez les mains vides, un jeune Dunkerquois, à l’accent déjà britannique, vous passe entre les jambes en braillant : « Le Daily Telegraph ! le Daily Chronicle ! » Dans la rue, on dit : « Good bye ! » et on fume des cigarettes anglaises. À la fin du jour, vous voyez des femmes, un oreiller sous le bras, s’en allant ; elles gagnent une cave où elles dormiront. Puis, la nuit tombe et des étoiles, par trois, se mettent à circuler dans le ciel. Elles avancent sur un même front ; l’étoile de droite est rouge, celle du milieu blanche, celle de gauche verte. C’est un avion. Il n’est pas seul. Et le jour arrivera et vous prendrez la route de Belgique.

La route de Belgique

Trois gendarmes ne se quittant pas de la main, à la sortie de la ville, demanderont à savoir qui vous êtes, un Anglais, un Belge, un Français. Ayant su, ils vous feront, tous les trois à la fois, un salut différent, puis vous irez.
Vous longerez le canal, derrière ce pont, vous reverrez le poteau-frontière et, saisissants, vos souvenirs de 1914 reparaîtront devant vous. Vous vous rappellerez qu’il y a longtemps, très longtemps, trois ans bientôt, vous avez fait souvent cette route, que vous alliez à Furnes, puis à Nieuport, mais pas plus loin, et vous découvrirez subitement, dans une minute de béante réflexion, que c’est encore à Furnes, puis à Nieuport, mais pas plus loin, que vous allez. Vous reconnaîtrez tout : les péniches qui ne glissent pas plus vite ; l’encombrement du port d’Adinkerque où vous attendiez pour passer ; les groupes de Belges, leurs cheveux blonds, mais pas leur costume : habillés en kaki, ils semblent tout neufs. Puis, pressé par le désir de retrouver vos émotions, vous rentrerez dans Furnes.
Il reste six villes à la Belgique, trois qui sont les clous sanglants où depuis trente-trois mois s’accrochent les armées ; Nieuport, Dixmude, Ypres ; deux dont le seuil plus accueillant attirent ceux qui, repris d’amour, viennent revoir le royaume : La Panne, Poperinghe, puis, une sixième qui vit déserte : Furnes.

Furnes

Furnes est la couronne qu’il faut poser aujourd’hui sur le front de la Belgique, Furnes est la douleur. Il est juste d’entrer chez le roi Albert par la ville de Furnes, cela vous met tout de suite dans le ton. Furnes est à la Belgique ce que sont les tentures noires aux portes d’une église. Ces tentures vous disent : « Là, on enterre. » Furnes vous annonce : « Tout, à partir d’ici, est sous le cilice. » Cela vous saisit au cœur. La grande place aux maisons de poupées, où pas un mur n’est par terre, mais où tous ont besoin de charpie, ne compte que cinq âmes : trois gendarmes à ses trois sorties, trois gendarmes belges de la vieille Belgique, de la vieille Belgique qui n’était pas en kaki mais en uniforme sombre, uniforme sentant le musée ; la quatrième âme est au milieu : c’est la plaque blanche où on lit : « Ostende ! » Une main noire en indique la route. Ce n’est qu’une chose… elle est vivante. Cette plaque qui, pour ce qu’elle offrait, a vu passer devant elle tant d’autos joyeuses, ne trouve plus aujourd’hui un seul acquéreur pour sa direction. « Ostende ! » crie-t-elle… mais c’est un obus qui répond. Quant à la cinquième âme, c’est en pénétrant dans l’église qu’on la découvrira ; c’est une femme, mal vêtue, agenouillée, et qui seule, les bras en croix, dit un chapelet. Ceci vu, inutile de rester, vous n’apercevrez plus rien à Furnes, rien.

Dans les dunes

Vous laisserez la route d’Ostende, prendrez à gauche et pousserez dans les dunes. Vous ne les reconnaîtrez pas. Ce qu’il y a d’africain dans ce paysage mouvant est toujours là ; ce qu’il y a de nostalgique dans ce paysage africain n’a pas disparu, mais ces montagnes de sable se sont peuplées. Faites pour le désert, ces dunes sont grouillantes. C’est si peu naturel qu’on croit de suite à une invasion. Tous ces occupants ont l’air d’avoir débarqué ce matin ; on cherche sur la mer les pirogues qui les ont amenés et la curiosité vous brûlerait d’apprendre le nom de ces pirates si vous ne saviez d’avance que ce sont nos chics alliés.
Ils se sont installés là comme sur de la bonne terre. On est Écossais ou on ne l’est pas. C’était du sable, ils ont construit sur du sable. D’ailleurs, ils ignorent nos proverbes. Les petites plages, fouettées d’obus, de Loxyde, d’Oost-Dunkerque, dans une solitude peureuse, les regardent, effarées. Avec leur plat à barbe sur le crâne, leur jupe plissée sur le derrière et leur poil sur les jambes, ils s’occupent froidement, sous la tourmente de fer qui claque, à bâtir comme si c’était sur du roc. Les Boches en sont épatés. Aussi, dernière ressource, les asphyxient-ils. Tout le long de ces plages où la mer est grise, les obus à gaz traînent leur fumée vert tendre. Les Écossais ont le nez dans le sable. Ces gars-là, sûrement, se sont fait tatouer sur le cœur la main noire du mur de Furnes, la main noire impérieuse qui commande : Ostende !

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:


Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre

Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort

Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes

Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

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