jeudi 5 octobre 2017

La mort d'Anne Wiazemsky

Anne Wiazemsky a tenté de partir discrètement, au moment où tous les journalistes littéraires avaient les yeux tournés vers Stockholm. C'est raté: sa disparition touche bien des lecteurs, une multitude de cinéphiles, les nostalgiques de François Mauriac dont elle était la petite-fille, les vieux lycéens qui, à leur Goncourt de 1993, avaient élu Canines. Qui d'autre? Vous? Moi, en tout cas, bien que, sans explication à fournir, ma fréquentation de ses romans ait duré peu de temps, de 2009 à 2016, c'est-à-dire à la publication de Mon enfant de Berlin jusqu'à la réédition en poche d'Un an après. Trois titres sur une quinzaine. J'airais pu, j'aurais dû, faire mieux. Mais c'est assez pour s'attacher...

Claire a 27 ans, un fiancé et elle est la fille de François Mauriac. Elle a besoin d’oublier tout cela, de devenir elle-même. « Claire souhaite que l’on reconnaisse en elle une ambulancière de la Croix-Rouge, une combattante. » En 1944, alors que la guerre se termine avec des soubresauts violents, un intermède parisien pendant lequel elle retrouve sa famille lui pèse. Mais sa section de la Croix-Rouge l’appelle après le 8 mai 1945, se prépare à faire mouvement vers l’Allemagne. L’occasion lui est offerte de quitter le rôle pour lequel elle semblait faite, d’abandonner un chemin trop bien balisé. L’occasion d’être libre…
En août, elle est à Berlin, ville défaite où les survivants meurent de faim. Elle habite avec cinq autres jeunes femmes dans le réfectoire d’un ancien collège de garçons. « La vie à Berlin est passionnante à condition de ne pas être berlinois », écrit-elle à sa mère en septembre. D’ailleurs, peu de temps après, elle est logée plus confortablement, bénéficiant d’un privilège dont elle a conscience, mi-coupable, mi-consentante. Puis c’est la rencontre, décisive, avec Yvan Wiazemsky, dit Wia, officier français d’origine russe qui n’a jamais entendu parler de François Mauriac. L’anecdote est rafraîchissante. Pas suffisante, bien sûr, pour engendrer l’amour. Mais le reste suit, malgré l’absence de points communs – ou grâce à cette absence. Les premières années de bonheur enfuies, les différences apparaîtront plus grandes, créant une distance au lieu du rapprochement initial. Ce sera après la naissance de Mon enfant de Berlin.
Anne Wiazemsky est cet enfant, alors que Claire espérait un fils. Et elle raconte, en fait, l’histoire de ses parents. Elle entremêle les lettres et le journal de sa mère avec des transitions où elle imagine les scènes. Il est difficile de savoir ce qui l’emporte, de la réalité ou de la fiction. Mais il est de bon ton d’affirmer que le roman impose sa vérité. Surtout quand, comme ici, c’est le cas. Grâce à l’écriture ciselée d’Anne Wiazemski, les pages plus personnelles se mêlent adroitement aux sources authentiques.
Sur les deux plans, la ville de Berlin est bien plus qu’un décor. Elle est, pour Claire et Yvan, une ville adoptée dans un choix délibéré. Ils se sont rencontrés là, c’est là qu’ils veulent vivre. C’est là aussi que doit naître leur premier enfant. L’accouchement a été confié à un médecin allemand, comme une évidence – et tant pis si l’évidence se teinte ensuite d’une couleur moins plaisante quand le médecin est arrêté, jugé et exécuté pour ses crimes de guerre. L’époque est celle d’une transition, entre la fin de la Seconde guerre mondiale et le début de la guerre froide. On ne pense qu’à la reconstruction. Reconstruction d’une ville et construction d’un bonheur qui efface bien des souffrances, avec sans doute un brin d’égoïsme. Mais c’est une leçon de vie, comme il s’en écrit sans qu’il soit nécessaire de peser le pour et le contre sur les plateaux de la balance d’une hypothétique justice.

Cette année-là, 1966, devait surtout être, pour Anne Wiazemsky, 19 ans, l’année du bac. Elle avait échoué en partie et devait passer, en septembre, un oral de rattrapage. L’affaire était prise très au sérieux dans une famille où manquait le père, décédé, et sur laquelle régnait la grande figure, si grande qu’elle en devenait un peu effrayante, de « bon-papa », François Mauriac.
L’année précédente, Anne a réussi, malgré tout, à tourner dans un film. Elle rêvait d’être actrice, c’est fait. Au hasard Balthazar, de Robert Bresson, où elle fait sa première apparition à l’écran, est même un événement. Roger Stéphane, qui l’a beaucoup aimé, lui consacre toute un numéro de Pour le plaisir, son émission de l’ORTF. Plusieurs cinéastes y témoignent de leur enthousiasme. Parmi eux, Marguerite Duras, Louis Malle ou… Jean-Luc Godard. Entre la jeune actrice et le cinéaste qui a déjà réalisé une quinzaine de films, il s’agit de la troisième rencontre, brève et aussi manquée que les deux précédentes : elle descend un escalier et se cogne contre lui, qui le monte. « Crétin ! Imbécile ! Idiot » crie-t-elle, avant de voir de qui il s’agit.
Elle a beaucoup aimé Pierrot le fou et Masculin féminin, il l’a remarquée depuis un an, avant même de passer sur le tournage d’Au hasard Balthazar. Dix-sept ans les séparent. Il a récemment divorcé d’Anna Karina. On lui prête une liaison avec Marina Vlady. Il a tout pour effrayer Anne qui lui écrit pourtant, sur les conseils d’un ami. Celui-ci lui a dit : « C’est un homme très seul, vous savez. » Contre toutes les apparences…
Leur première véritable rencontre est un étourdissement partagé. Il lui offre des quatuors de Mozart, Nadja, d’André Breton. Elle est sous le charme. Lui aussi, et depuis plus longtemps, lui explique-t-il, depuis qu’il a vu dans Le Figaro une photo du tournage de Balthazar : « Je suis tombé amoureux de la jeune fille de la photo. » Il est cultivé, drôle, il veut conquérir Anne et elle cède volontiers.
Trente-cinq ans plus tard, le roman autobiographique où elle raconte cette Année studieuse restitue l’allure virevoltante sur laquelle elle se déroule. Car les choses vont vite. Il faut quand même le réussir, ce bac – ce sera fait, en partie grâce à Francis Jeanson qu’Anne a rencontré lors d’un cocktail chez Gallimard, qui devient un ami puis, avec sa femme, les amis du couple. Francis Jeanson trouvera sa place dans le film qu’Anne tournera sous la direction de Godard, La Chinoise. A le voir aujourd’hui, il s’agit d’ailleurs à peu près de la seule scène intelligible. Le reste trempe dans les prémisses de mai 68. La faculté de Nanterre, où Anne s’est inscrite, s’emplit de discours sérieux et définitifs basés sur le vrai communisme, celui du Petit livre rouge de Mao. Sur le campus, on croise (dans le roman, pas dans le film) un étudiant rigolard et dragueur qui revendique la compagnie d’Anne en vertu de la solidarité des roux – il deviendra plus célèbre en 1968…
En juillet 1967, ils se marient en secret et en Suisse. Après la brève cérémonie et un verre de vin blanc au café le plus proche le maire leur dit au revoir : « A la prochaine, monsieur Godard ! » La phrase les amusera pendant des semaines. Peu de temps après, le Festival d’Avignon accueille une projection de La Chinoise, précédée d’une mémorable conférence de presse lors de laquelle Jean Vilar parle sans cesse de La Tonkinoise.
On rit beaucoup avec Anne Wiazemsky et Jean-Luc Godard. On oublie aussi leur différence d’âge : ce sont deux enfants qui s’ébrouent, heureux de vivre et de s’aimer.

Un an après (2015)
Mai 68 avec Godard, un angle singulier sur les événements qui ont bousculé la vie française. La narratrice, qui a épousé le cinéaste l’année précédente (Une année studieuse), hésite, devant les manifestations, entre enthousiasme et rejet. De la même manière qu’elle cherche à préserver sa carrière d’actrice sans mettre son couple en péril. Mais comment accepter un rôle proposé par Bertolucci sans renier Godard ? Et faire du patin à roulettes dans les rues vides de Paris, est-ce un engagement ?

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