vendredi 29 décembre 2017

Le Liberia de Graham Greene avant celui de George Weah

Voyage sans cartes est loin d’être le livre le plus connu de Graham Greene. Le scénariste du Troisième homme, le romancier de La puissance et la gloire et de beaucoup d’autres titres ont éclipsé le travail du jeune journaliste curieux de tout qui, à 31 ans, s’embarquait à Liverpool avec sa cousine pour voyager au Liberia, sans savoir ce qu’il allait y trouver.
Pourquoi le Liberia ? Sans doute parce que c’est, en 1936, avec l’Abyssinie, le seul pays de l’Afrique noire où les Blancs ne sont pas maîtres. Le choix est clair, même s’il se fait plutôt par défaut : l’Afrique coloniale ne l’intéresse pas pour une équipée dont il cherche les motivations dans une psychanalyse à bon marché teintée d’humour. (Ce n’est pas l’indice d’un esprit pleinement lucide que de préférer l’Afrique occidentale à la Suisse.) Dans son inconscient où l’Afrique, cette image importante qui représente plus de choses que je n’en puis exprimer, il est moins attiré, et pour ainsi dire pas du tout, par la région où le colon blanc est le mieux parvenu à reproduire les conditions de vie de son propre pays, ses règles de moralité et son art populaire. On attend de l’inexplicable une qualité de ténèbres.
Donc, le Liberia, pays créé à l’initiative de philanthropes américains et utilisé aussi, moins noblement, pour se débarrasser d’esclaves et d’enfants d’esclaves devenus encombrants, indépendant depuis 1847.
Bien sûr, Graham Greene n’échappera pas aux colons, puisqu’il passe par Freetown, en Sierra Leone – colonie britannique depuis 1808 –, port où il débarque pour entreprendre son périple terrestre, et que son voyage sans cartes – pas tout à fait sans cartes, d’ailleurs, mais si imprécises, si vagues qu’il eut raison de ne pas s’y fier – traversera un bout de la Guinée française. Il n’échappera pas non plus à des attitudes coloniales implantées sous couvert d’affaires dans la République indépendante du Liberia. Et le voyageur d’aujourd’hui pensera que ce monde-là n’a guère changé sur la plus grande partie d’un continent pourtant constitué d’Etats souverains. Comment en irait-il autrement ? La ligne – la Ligne, écrit-il – qui transporte les marchandises entre Liverpool et la côte occidentale de l’Afrique – les habitués l’appellent simplement la Côte, comme s’il n’y en avait, ne pouvait y en avoir d’autre – est exploitée par la compagnie Elder Dempster. Quarante ans plus tôt, Edmund Dene Morel, qui y était employé, avait découvert, par un examen rigoureux du contenu des navires digne du meilleur journalisme d’investigation qui allait déboucher sur un efficace journalisme de propagande, comment la compagnie était utilisée pour saigner le Congo – et son peuple – de Léopold II.
A dire vrai, le désir que manifeste Graham Greene de visiter l’Afrique des Africains plutôt que celle des colons se mêle aussi d’une fascination certaine, et avouée, pour ce qu’on peut trouver de pire sur le globe à cette époque. Le « Livre jaune » du Gouvernement britannique dresse un tableau apocalyptique de la situation dans le pays. J’y soupçonnais quelque chose de loqueteux, d’indigent, qu’on ne trouve nulle part dans cette totalité : les loques ont une grande puissance d’attraction. Il est prêt à supporter le pire inconfort pour y aller voir.
Il part donc comme on partait souvent alors : le train jusqu’à Liverpool, une nuit à l’hôtel, puis le cargo, via Madère, Ténériffe – où il verra, effondré, le film tiré de son roman Orient-Express –, Las Palmas, Dakar, Freetown enfin. De longues manœuvres d’approche qui laissent le temps de se préparer au dépaysement et de fréquenter des passagers toujours disposés à vous raconter les terribles histoires courant sur les régions où ils retournent sans cesse – mais il va de soi qu’ils savent, eux, comment se protéger des dangers puisqu’ils les connaissent. Tout ce que le transport aérien a gommé de nos voyages…
Son arrivée à Freetown le conforte dans les idées qu’il s’est forgées de loin : tout ce qui est laid est européen : les magasins, les églises, les édifices gouvernementaux, les deux hôtels ; quand une chose y est belle, elle est indigène : petits éventaires dressés par les marchands de fruits au coin des rues et qui, à la tombée de la nuit, s’éclairent à la bougie ; femmes indigènes aux hanches roulantes…
Il faut donc quitter la côte, s’enfoncer dans le pays pour mener à bien son vague projet dont il s’est bien gardé de fournir les détails aux autorités chargées de délivrer les visas, de peur de s’en voir détourné. Mais il n’a aucune expérience de l’Afrique et, des deux cartes qu’il a pu se procurer, l’une, britannique, confesse ouvertement son ignorance, l’autre, américaine, donne une impression de grande hardiesse et témoigne d’une riche imagination : une zone sur laquelle la première ne donne aucun renseignement s’orne de la mention, en gros caractères, CANNIBALES. S’il monte des plans relativement précis sur base d’informations collectées au hasard des rencontres, ce sera toujours pour ne pas les suivre. Il apprendra d’ailleurs, petit à petit, à négliger les horaires qu’il s’était fixés en bon Européen, puis à accorder moins d’importance au nombre de jours que prend un trajet d’un point à un autre : au départ de Kailahun, je croyais encore pouvoir arranger mon voyage selon un horaire […]. C’était l’angoisse du voyageur inexpérimenté : elle me causait une inutile tension et m’attirait la méfiance de mes porteurs. Je m’habituai plus tard à m’en moquer totalement, à marcher, et puis à m’arrêter quand j’avais assez marché, dans un village dont j’ignorais jusqu’au nom. J’appris à me laisser porter au fil de l’Afrique. Cette évolution psychologique, qu’il observe chez lui-même avec beaucoup d’acuité, n’est pas le moins intéressant dans son récit.
Donc, sur base de plans précis impossibles à suivre et destinés à lui permettre d’accomplir son vague projet (Mon intention était de traverser à pied la République, mais je n’avais aucune idée de la route à suivre ou des conditions de vie dans les provinces que nous allions visiter), il s’empresse de quitter Freetown. Empressement, il va sans dire, aussitôt bridé par la fréquence du moyen de transport qu’il empruntera pour commencer : le train jusqu’au terminus de Pendembu ne part que quatre jours après son arrivée. Et rallie sa première étape, non loin de la frontière du Liberia, à 250 milles, avec une incroyable lenteur – en deux jours.
Le véritable voyage, le trek, démarre là, après que Graham Greene a déjà pu observer à quel point le prix des choses diminue au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la côte. A Kailahun, atteinte en camion, son impression initiale devant le terrible état de délabrement des lieux et de la population engendre un ardent plaidoyer anti-colonialiste : Ici, civilisation est demeuré synonyme d’exploitation ; j’eus l’impression que nous n’y avions guère amélioré la condition des indigènes. Ce chrétien de gauche, pour dire les choses simplement (elles sont en réalité plus complexes, comme toujours), mesure du même coup les limites étroites à l’intérieur desquelles est mené le combat social en Europe : Je pensais aux grands slogans creux des partis politiques, tandis que les corps maigres dont on pouvait compter les côtes, avec leur peau grêlée de variole et leurs coudes enflés qui pendaient, passaient près de moi au marché ; pourquoi feignons-nous de parler en termes de « Monde » quand nous n’avons à l’esprit que l’Europe ou les races blanches ?
L’homme, autant que le journaliste, cherchait le pire. Il est servi. Il prend cette vision comme un grand coup de poing dans la figure, et que peut-il faire d’autre que se mettre en colère ? Fidèle à la logique qui est la sienne à ce moment, il attribue à la colonisation tous les effets néfastes qui ont abouti à cette condition. Nous l’avons laissé entendre déjà : à Monrovia, au terme de son premier voyage africain, il découvrira les effets du colonialisme économique. Mais, toujours prêt à reconnaître qu’il s’est trompé, ou au moins que son interprétation péchait par manque de nuances, il ajoute dans son texte, au moment où il quitte Kailahun : Plus tard, me rappelant Kailahun, lorsque je me trouvais dans les villages de la République, où la civilisation s’arrête à moins de quatre-vingts kilomètres de la côte, je ne pus guère voir de différence.
Graham Greene aura eu, en outre, la « chance » de rencontrer le Président de la République. Celui-ci est aussi en déplacement dans le pays, et d’une manière plus voyante que l’écrivain britannique : les routes sont réparées pour son arrivée et des arcs de triomphe, érigés en son honneur. Ce qui impressionne sans doute le plus l’auteur, c’est la beauté d’une jeune femme, plus Chinoise qu’Africaine, qui appartient à l’entourage du Président et dont le père a été fait juge de la Cour suprême. Il laisse ainsi entendre, avec beaucoup de tact, qu’elle appartient probablement au Président Barclay lui-même. Qui, par ailleurs, vaut aussi le détour, en particulier par la façon pour le moins directe dont il définit l’étendue de ses pouvoirs. – Une fois élu, disait-il, et en possession des leviers de commande […], eh bien, à ce moment-là, c’est moi qui suis le patron de tout le bazar. Ce qu’on peut appeler l’anti-colonialisme primaire avec laquel Graham Greene a mis le pied en Afrique s’en trouve quelque peu ébranlé. Et rien dans son voyage ne pourra empêcher que soit, à ses yeux, terni l’éclat tout théorique des politiciens libériens : Dans le Nord, je fus bien accueilli partout parce que j’étais Blanc, car leur constant espoir était que le pays serait un jour repris en main par une nation blanche. L’idéalisme n’a pas résisté à une confrontation brutale avec la réalité. Il est clair pourtant, on le verra, que Graham Greene ne se mettra pas à défendre le point de vue colonial. Mais, en repartant, il nourrira beaucoup moins de certitudes, et beaucoup plus de questions.
L’observation du contexte n’est pas le seul élément qui l’influence au point de le modifier en profondeur. Les contrées qu’il traverse sont loin, très loin de lui offrir quelque chose qui ressemble au confort européen. Les fourmis, les cafards et les rats abondent dans les lieux où il dort, souvent mal. Et il marche à en user les semelles de ses chaussures, qui finiront par se détacher. Pourtant, alors qu’il s’est équipé d’un hamac pour porteurs, il ne l’utilise pas et choisit d’aller à pied, quand sa cousine voyage en hamac – il faut à celle-ci quatre porteurs, lui se contente de trois. Il ne se résoudra à monter dans son hamac que dans un grand état de fatigue – et en remarquant bien le regard critique que lui jette un médecin missionnaire méthodiste quand il le voit faire. C’est assez intéressant, car les raisons pour lesquelles il se comporte ainsi ne sont pas tout à fait claires. Plusieurs motivations s’y mêlent et il faut lire entre les lignes pour en deviner l’essentiel.
D’abord, il y a sans doute une certaine fierté à accomplir une performance physique.
Ensuite, il éprouve un peu de honte à l’idée de se faire porter alors qu’il s’agite en débats intérieurs sur les négociations qu’il mène pour ne pas payer trop ses hommes tout en sachant très bien que cette paie reste dérisoire.
Enfin, en diminuant son escorte d’un homme, il fait quelques économies sur un budget qui n’est pas très élevé – en réalité, s’il avait su avant de partir combien de temps lui prendrait le trajet, il y aurait peut-être renoncé faute de moyens suffisants pour une si longue durée.
Cette attitude complexe repose sur les rapports qu’il entretient avec ses hommes, dont il est soucieux de justifier le nombre rendu nécessaire par le volume de l’encombrant matériel qu’il a cru bon d’emporter, bien qu’une partie de celui-ci ne lui servira jamais : il semble prendre un certain plaisir à rapporter les cas d’autres voyageurs moins bien équipés et dont les aventures se sont moins bien terminées. Une certaine sévérité lui paraît parfois devoir être appliquée et il n’hésite même pas à recourir au mensonge quand il pressent que l’annonce d’une étape trop longue risque d’entraîner un mouvement de révolte chez les porteurs (on pense à Christophe Colomb et à son équipage). Mais il s’attache aussi à leur compagnie, les admire pour ce qu’ils font autant que pour ce qu’ils sont, et il n’en parle pas sans y mettre du sentiment. Cette ambiguïté fondamentale est mise en évidence au moment où ils se mettent en grève pour exiger une augmentation de salaire : Il était inutile de discuter du bien-fondé de leur cause ; tous les droits étaient sans contredit de leur côté. J’exploitais ces hommes comme tous leurs maîtres les exploitaient, et peu leur importait que je ne fusse pas assez riche pour ne pas les exploiter, et que j’en ressentisse quelque honte.
Au cours de la marche, son alimentation lui cause quelques soucis. Il s’accroche à sa réserve de whisky qui doit représenter pour lui le dernier lien tangible avec son univers, au point de craindre qu’elle ne lui dure pas jusqu’au terme de l’expédition, et il se méfie de la plupart des autres boissons. Quant à la nourriture solide… Je suppose que ma digestion devait être détraquée par des aliments de conserve, le riz grossier, les coriaces poulets africains, et l’habituelle ration de cinq œufs par jour.
En fait, et bien que ce voyage sans cartes ne soit pas de tout repos, Graham Greene bénéficie de beaucoup de chance : un peu de fièvre, l’une ou l’autre chique sous un ongle du pied, et voilà fait le compte de tous ses ennuis physiques en plus d’un mois de traversée d’un terrain assez hostile pour qui le connaît mal – et il n’en connaissait rien ! C’est peu, et cela lui donne l’occasion de remarquer sa lassitude intellectuelle. Sur le moment, il en trouve la cause dans la répétition des paysages et des situations ainsi que dans un mode de vie « primitif ». Quand il aura pris du repos, il sera en mesure de comprendre la place prise dans cette lassitude par la grande fatigue physique de la marche.
Il aura d’ailleurs dû constater, au moment d’écrire à partir de ses notes – comme nous le constatons à la lecture –, que son voyage n’avait rien eu de monotone. Il n’est pas une arrivée dans un village, pas une soirée et une nuit dans un gîte provisoire, qui ne soit une histoire, aussi différente de la précédente que de la suivante. Quelques spectacles, en particulier de diables dansants – scrupuleux, le voyageur prend soin d’expliquer que l’appellation attribuée au rôle sous le masque duquel se cache souvent le forgeron du village ne doit pas être prise dans un sens néfaste –, fournissent davantage de pittoresque que de prétexte à interprétations ethnologiques. Mais son propos n’est pas de fournir une relation scientifique. D’ailleurs, il se contente souvent de transcrire phonétiquement les noms de village quand il n’en connaît pas l’orthographe. Souvenons-nous de ce que sont ses cartes. On ne connaîtra pas non plus tous les noms des plantes et des fruits qu’il se soucie peu de répertorier avec exactitude. On ne s’en soucie pas davantage.
Car tout son récit, pétri d’une grande honnêteté intellectuelle, bénéficie du regard aigu du journaliste, parti avec de solides a priori mais auxquels il ne se cramponne pas quand les faits leur donnent tort.
En définitive, malgré les écarts considérables enregistrés entre l’Etat africain tel qu’il l’espérait et ce qu’il a découvert, Graham Greene reste favorablement impressionné par un résultat aux imperfections duquel il trouve bien des circonstances atténuantes. La comparaison entre la République et la colonie se fait, à ses yeux, au profit de la première : Je crois qu’un étranger venu d’une colonie européenne serait sincèrement impressionné par Monrovia et la côte du Liberia. Il y trouverait une simplicité, un pathétique qui le dédommageraient de la médiocrité profonde d’une colonie comme la Sierra Leone.
Au-delà de ce débat, n’oublions pas que ce voyage constituait pour Graham Greene sa première incursion en Afrique. Ni colon, ni homme d’affaires, ni touriste. Il en revient empli d’un grand sujet d’étonnement : ce qui, dans l’Afrique, m’avait surpris le plus c’est que je ne l’avais jamais trouvée étrangère. Il avoue le plaisir avec lequel il retrouve le confort, il ne se sent pas la vocation de vivre là. Mais il a, à l’évidence, reconnu quelque chose qui était déjà en lui.

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